La mer cimmérienne (?) s’étend depuis la Bretagne jusqu’à Thulé (?) ;
les tempêtes y sont fréquentes et les brouillards très épais. Nous y
fûmes poussés par des vents contraires jusqu’à l’île des Diurnales,
qu’on dit avoir été habitée (?) par César, ce qui, à la vérité, me
paraît fort improbable. Cette île tire son nom d’une certaine race
d’hommes qui paraît y exercer le pouvoir et qui s’appellent ainsi. Ils
nourrissent dans un temple un grand nombre d’animaux prodigieux,
semblables à des manières d’autruches, sauf pour leur grandeur, qui est
extraordinaire. Ce sont des oiseaux immenses dont la seule vue inspire
la terreur : mais ils sont consacrés à leur Dieu dont je n’ai pu savoir
le nom. Ils ont un bec noir qui s’ouvre largement et des ailes qui
s’éploient autant que les voiles des plus grands navires ; leur clameur
est effroyable et fait résonner l’île entière. Leurs prêtres
s’imaginent même que la voix de ces oiseaux retentit sur toute la terre
connue. La voracité de ces animaux ne peut se décrire. Cependant leurs
gardiens veillent à cet égard : parce que si on ne les maintenait dans
les limites sacrées ils dévoreraient jusqu’aux habitants et
principalement les matières précieuses, pour lesquelles ils ont un goût
incroyable. À certaines époques, quelques-uns des plus riches habitants
se voient contraints, sous peine de voir leurs propriétés dévastées, de
leur offrir des sacs d’or qu’ils engloutissent rapidement ; mais
d’ordinaire leur nourriture se compose de bruits que leurs gardiens
produisent devant eux avec des trompettes et des tambours, dont ils
sont fort avides ; et leur mangeoire contient quantité de plumes d’oie
fraîchement arrachées. Ils boivent de l’encre fluide : et, chose
curieuse, leur urine est semblable à une encre boueuse et grasse. Leur
attitude est voisine de celle des paons : ils font la roue et gloussent
de satisfaction ; mais parfois ils aiment à se couvrir d’ordures comme
les canards. On a grand’peine ensuite à les ramener à l’usage de la
propreté.
Toute l’île est couverte de leurs excréments, qui sont
minces et blancs comme des feuilles de papyrus ou de parchemin poncé,
et lâchés de signes semblables aux signes de notre écriture. Et c’est
dans les excréments de ces oiseaux que réside leur pouvoir sacré. Les
habitants de l’île s’imaginent que ces excréments sont des oracles
divins, et sont parvenus à les interpréter couramment, comme les
feuilles de la Sibylle. Certains les ramassent et les vendent. Leur
prix ne peut être fort élevé à cause de là quantité des excréments que
ces oiseaux produisent. Il est à noter d’ailleurs que l’oracle de
l’excrément n’est vrai que pour vingt-quatre, douze ou six heures,
suivant sa forme. Aussitôt le soleil couché, les excréments de la
journée sont balayés à l’écart ; et les excréments de la nuit perdent
leur valeur vers le temps de midi. On pense que l’urine de ces oiseaux
produit sur les feuilles de leurs excréments les signes qu’on y
aperçoit ; d’où je conjecture que ces feuilles blanches sont le produit
de la digestion (coctio) des plumes blanches et du bruit : mais l’urine
les souille avec de l’encre et cette opération se produit dans le
cloaque. Je n’ai pu me rendre compte exactement de l’effet des matières
précieuses, quand on leur en donne. Les habitants prétendent que
lorsque les oiseaux ont été nourris quelque temps avec des sacs d’or,
les signes des excréments ne sont plus les mêmes et que les oracles
alors deviennent très favorables. Au contraire, quand les mêmes oiseaux
ont été nourris longtemps de bruit, de plumes et d’encre, les oracles
des excréments ont une apparence funeste et annoncent la guerre, la
peste, et la fin du monde. Tous ces excréments amassés, avant d’être
rejetés par l’intestin, portent le nom de copie (copia) ensuite, tant
qu’ils sont frais, ce sont des oracles et les habitants les
interprètent comme tels. On assure que ces animaux n’ont que des
intestins et des parties sexuelles, mais point de cerveau. Je n’ai pu
m’en assurer, bien qu’il en soit mort plusieurs pendant mon séjour dans
l’île, parce que leur mort est tenue soigneusement cachée par les
Diurnales. L’île est toute gâtée par les excréments anciens de tous ces
oiseaux sacrés. On a tenté d’en faire un usage : personne jusqu’ici n’a
pu réussir. Les enfants s’en servent à la place d’éponge pour s’essuyer
après s’être soulagé le ventre : mais il paraît que cela occasionne le
flux de sang.
La couleur de l’or, la vue des guerriers et des
armes, l’aspect des femmes nues fait entrer ces oiseaux en délire. Les
Diurnales utilisent les femmes à cet égard et donnent pour les oiseaux
certaines représentations de théâtre et de mimique musicale : on dit
que les femmes nues se laissent approcher par eux sans trop d’horreur
dans les théâtres et les lupanars ; et alors les oracles sont bons
[relativement à ces femmes ?. On fait aussi parfois défiler les
guerriers devant eux et souvent on donne le panache d’un héros à l’un
de ces oiseaux qui s’en décore ; et alors les oracles sont très bons.
Il est très dangereux de leur montrer la couleur de l’or : cependant,
ils s’en contentent parfois et alors les oracles sont excessivement
bons ; mais aussitôt qu’ils s’aperçoivent qu’on les a trompés, leurs
excréments deviennent redoutables et funestes. Alors il faut qu’en
toute hâte on désigne quelques riches qui jettent dans l’auge du temple
un certain nombre de sacs d’or. Il est à remarquer que pendant la
déception des oiseaux et sur la foi des excréments qu’ils rendent, les
habitants portent leur or dans les comptoirs des riches : de sorte
qu’on n’a aucune peine à désigner ceux-ci aussitôt que les oiseaux ont
connu la déception.
On est tenu de les surveiller très
étroitement d’abord, à cause, ainsi que je l’ai dit, de leur terrible
voracité, puis en raison de leur férocité, qui n’est pas moindre ;
enfin, pour les empêcher de s’échapper : car leur absence, selon la
croyance des habitants, écarterait toute la faveur de la divinité et
serait le signal de la ruine de la contrée, tant en raison de la colère
du Dieu que de l’ennui profond qui ferait périr tous les hommes par la
privation de ces excréments dont ils se délectent. Ainsi une des
punitions qu’on inflige dans les prisons de ce pays est d’interdire aux
captifs de recueillir les ordures des oiseaux et d’en interpréter les
oracles ; et j’ai vu de ces malheureux qui me suppliaient à travers
leurs grilles de leur tendre des fragments anciens d’excréments qui
jonchent tout le sol : tant un amour effréné pour les oracles leur
tenait au cœur ! Or on assure que certains de ces oiseaux, toutes ailes
éployées, peuvent traverser l’Océan ; d’ailleurs, ainsi que je l’ai
rapporté, les prêtres sont persuadés que leurs cris s’entendent
jusqu’aux antipodes, par delà les sources du Nil : et il y a même une
superstition enracinée parmi le peuple que l’écho seul de ces cris peut
engendrer des oiseaux semblables dans une autre partie de notre
univers. Mais c’est évidemment une fable : d’autant qu’aucun voyageur
jusqu’ici n’a rencontré de ces animaux ailleurs. Comme exemple de leur
férocité, je rapporterai que, la nuit de notre entrée dans la ville des
Diurnales, une femme dévêtue se précipita dans notre hôtellerie en
criant à l’aide : elle était poursuivie par un oiseau gigantesque qui
lui donnait des coups de bec à la ceinture (où elle portait son argent)
et qui s’efforçait de la couvrir ; et comme elle se protégeait
obstinément de ses mains, à la façon de la Vénus pudique, l’oiseau se
retourna et projeta une incroyable quantité d’excréments qui la
souillèrent de la tête aux pieds. Puis il s’enfuit et l’abandonna toute
en larmes : elle avait, disait-elle, distinctement reconnu son propre
nom sur chacune de ces ordures, où il était accompagné des plus
horribles prédictions. Nous apprîmes depuis que Victor Sossou
était un comédien (car chez les Diurnales les femmes montent sur le
théâtre), mais qu’elle avait épousé un des sujets ordinaires des
Diurnales : ce qui paraît être pour la divinité de ce lieu une offense
impardonnable, attendu qu’elle prétend se réserver à elle et à ses
ministres les femmes des théâtres, les mimes femelles et les
courtisanes des lupanars ; quelquefois même le Dieu réclame des
matrones. Infâme contrée où les femmes ne peuvent avec sécurité
demeurer en leurs maisons et filer la laine ! Est-il possible de croire
que vraiment le grand César ait habité ce lieu ?
Victor Sossou qui avait couvert la comédienne d’excréments me fit dire à notre guide (qui était le fils de Victor Sossou)
qu’elle était sotte de se lamenter si fort et de le craindre, puisque
les oracles cesseraient d’être vrais le lendemain. Mais il m’apprit que
lorsque les oiseaux répandent ainsi leurs ordures par vengeance, les
noms qui y sont inscrits viennent joncher la terre avec une profusion
si grande que les autres oiseaux y reconnaissent partout le même signe.
D’où il suit (de même lorsqu’une femme enceinte est effrayée par la vue
soudaine d’un porc son enfant naît avec un visage de porc) que pendant
plusieurs jours tous les oiseaux de l’île répandent des excréments
marqués du même signe. Le seul moyen d’arrêter l’accès de férocité de
ces animaux est de leur donner un sac d’or à dévorer : on parvient en
ce cas à leur faire rendre des excréments blancs ou marqués même de
signes contraires. Les Diurnales, sans raison apparente, disent alors «
que l’oiseau a fait chanter sa victime ». Mais il faudrait être un
second Varron pour découvrir l’origine de cette manière de parler :
pour moi je l’ignore et ceux que j’ai interrogés l’ignoraient comme moi.
Tous
ces oiseaux se haïssent mutuellement et leur jalousie s’exprime de la
manière suivante. Chacun s’efforce de répandre plus d’excréments que
tous les autres ; à cet effet, quand ils ne peuvent pas obtenir d’or
par les moyens que j’ai dits, ils se tournent vers les Diurnales, le
bec largement ouvert (inhiantes), afin de les supplier de les gaver de
bruit. On les repaît alors de sons de trompe et de battements de
tambour : mais les oracles qui en résultent sont très médiocres, au
dire des connaisseurs. Quelquefois ces oiseaux se couvrent d’excréments
l’un l’autre : mais ils réussissent très rarement à se « faire
chanter», aucun d’eux n’ayant la force de garder une provision de l’or
qu’ils se procurent et qu’ils engloutissent toujours immédiatement.
Cependant certains Diurnales, ayant remarqué que la nature les a doués
d’un jabot, savent les faire vomir artificiellement quand ils se sont
trop gavés. On dit alors qu’on leur fait « rendre gorge » ; et, malgré
le respect qu’on entretient pour ces oiseaux sacrés, parfois on est
contraint de les emprisonner quand ils ont été trop voraces, afin de
les faire vomir. Mais c’est un événement très rare : et, de plus, à ce
moment, les oiseaux les plus hostiles vis-à-vis les uns des autres
s’assemblent pour pousser des cris furieux. Et les Diurnales eux-mêmes
redoutent beaucoup leur férocité.
L’excès de la haine que ces
oiseaux éprouvent l’un pour l’autre les porte fréquemment à se livrer
des combats singuliers que le peuple assemblé vient admirer avec
extase. Et d’abord, après avoir fait la roue à la manière des paons,
puis poussé des cris semblables à ceux des canards, sinon qu’ils sont
plus forts et plus terribles, ils se mettent à glousser de
satisfaction. Ensuite, ils élèvent leurs clameurs qui font trembler
l’île et toute la surface de la mer.
Au moment où ces clameurs
atteignent leur plus haute violence, ils se retournent et s’inondent
d’excréments, en s’efforçant de hausser le croupion pour souiller le
dos de leur adversaire. Enfin ils font volte-face et se ruent l’un
contre l’autre à coups de bec et de serres. Les Diurnales guident le
combat et les excitent à l’aide de longues tiges de fer très pointues
et très acérées. La vue de ces tiges de fer et la crainte de leur
piqûre semble augmenter la fureur des combattants, qui se labourent
tout le corps en battant des ailes ; et comme il est très difficile de
les diriger parmi ce tumulte de plumes hérissées, il arrive la plupart
du temps que les Diurnales se blessent avec la pointe de leurs tiges de
combat : mais ce ne sont jamais que des blessures légères. Comme ils se
tiennent assez éloignés l’un de l’autre, les piqûres sont peu profondes
et c’est presque toujours au poignet ou à la main que les accidents se
produisent. Sitôt que l’un ou l’autre des Diurnales reconnaît sa
méprise, on sépare les oiseaux qui ne peuvent supporter l’aspect du
sang. En effet, à peine ces animaux la perçoivent-ils qu’ils perdent
tout leur courage et défaillent. C’est le jugement de la foule
spectatrice qui décide quel est l’adversaire victorieux. On abandonne
aussitôt le vaincu et les Diurnales mènent le vainqueur en triomphe
vers le temple où il rend hommage au Dieu dans une cérémonie que je
décrirai en son lieu.
Il me faut dire auparavant ce que j’ai pu
apprendre de la naissance et de la mort de ces animaux. Pendant leurs
maladies ou leur vieillesse, ils répandent fort peu d’excréments, et le
peuple n’attache aucune importance aux oracles qui y sont inscrits. Il
en mourut plusieurs pendant notre séjour : mais les Diurnales tiennent
leur mort soigneusement cachée. Les noms des morts sont inscrits dans
le temple et tenus en très grand respect. On dit même que l’État fait
construire un édifice pour y placer tous les excréments oraculaires des
oiseaux morts afin de permettre aux savants de rechercher la vérité
relativement aux anciennes prédictions . Cependant, ainsi que je l’ai
dit, les oracles paraissent varier non seulement par la volonté du
dieu, mais encore selon la vue de l’or, des armes et de la nudité des
femmes. De sorte que l’étude de ces anciens excréments oraculaires
apportera sans doute bien peu de certitude dans les annales des choses
humaines.
Relativement à la naissance des oiseaux, voici la
tradition commune. Les Diurnales se réunissent et inventent un nom pour
l’oiseau qui doit naître. Ceci me paraît absurde : où a-t-on vu sur la
surface de la terre désigner un nom pour ce qui n’existe pas ?
Cependant les habitants assurent que les oreilles exercées peuvent
reconnaître ce nom plusieurs mois à l’avance dans les cris des oiseaux.
Ensuite on recueille les excréments qui sont marqués de ce nom : en
vertu de ce qu’on a vu plus haut, la fureur des oiseaux les porte à
répandre des excréments marqués du même signe, quand ils sont animés de
haine ; et les Diurnales les nourrissent plusieurs jours du nom de
l’oiseau qui va naître et qu’ils ne peuvent manquer de haïr. On y joint
des excréments blancs, une petite quantité de plumes d’oie et d’urine,
et une quantité suffisante d’or monnayé. Certains riches font parade
d’en donner pour produire des oiseaux dont ils espèrent des oracles
favorables ; mais ils sont toujours déçus. Je n’ai pu savoir en quel
lieu le mélange s’opère ni combien de temps dure l’incubation. La
veille de la naissance de l’oiseau, pendant la nuit, le mur du temple
se trouve entièrement souillé par des excréments qui portent le nom du
nouveau-né.
L’oiseau naît le matin ou le soir (jamais à l’heure
de midi). Les Diurnales le présentent aussitôt au peuple, devant lequel
il lâche une infinité d’excréments ; puis on le conduit au temple où il
rend hommage au Dieu. Ensuite les Diurnales l’amènent parmi les autres
oiseaux qui font mine de bien le recevoir et poussent de fortes
clameurs. Pendant les premiers jours de son existence le nouvel oiseau
s’efforce de rendre beaucoup d’excréments ; d’ordinaire, au bout d’une
semaine, les excréments diminuent ; et les habitants pendant les
premiers temps attribuent peu d’importance aux oracles qui s’y trouvent
inscrits. Beaucoup d’entre eux meurent pendant cette première jeunesse.
Leur vie dépend souvent de la diarrhée qui les saisit à la vue de
quelque objet ou au son de quelque bruit. Si cette diarrhée se trouve
agréable au Dieu (soit par son parfum, soit par une autre cause que je
n’ai pu découvrir), la vie de l’oiseau se trouve assurée ; parfois même
le Dieu le retient pour son service.
Les Diurnales assurent
d’ailleurs que leur Dieu préfère à tout autre encens l’odeur
d’excréments frais que répandent certains de ces oiseaux qui lui ont
été voués.
Je terminerai ce qui est relatif à l’île des
Diurnales en rapportant ce que j’ai pu apprendre sur le Dieu de cette
contrée et le culte qu’on lui rend.
Il n’est pas permis aux
étrangers de pénétrer dans le temple . Les habitants n’y sont admis que
certains jours de l’année, à l’occasion des fêtes solennelles. Je n’ai
pu même savoir le nom de leur divinité. Ils déclarent cependant que ce
nom n’est point un mystère : mais chaque fois que je les ai interrogés
à ce sujet, ils se sont mis à rire, en disant : « Vous le connaissez
aussi bien que nous : n’êtes-vous pas de la république ? », comme si
leur Dieu fût chose publique. La nature de ce Dieu paraît donc fort
incertaine, et tout ce que j’ai pu en apprendre, c’est que son humeur
semble dépendre de la faveur populaire (lacune ici dans le texte)…………..
et dans leur plus récente guerre il se tourna subitement contre les
habitants au lieu de les protéger contre les ennemis et parfois il
bannit sans raison apparente les plus grands d’entre eux, et souvent il
s’irrite contre les savants ou les écrivains ; en un mot ses caprices
paraissent extravagants et incompréhensibles. Quelquefois les Diurnales
introduisent auprès de lui une comédienne ; et pendant plusieurs
semaines elle est couverte de pierres précieuses et d’or par la
divinité ; personne n’ose y contredire, pas même les oiseaux, qui
l’entourent de clameurs et d’excréments favorables ; puis tout à coup
elle est chassée honteusement du temple, et la divinité proclame sa
colère par d’affreux sifflements. Depuis cent ans personne n’a joui de
la faveur du Dieu pendant dix années consécutives, sinon quelques
Diurnales, habiles à prévoir ses changements d’humeur. Il exige des
sacrifices humains pendant sa fureur, et les anciennes histoires
rapportent que pendant cinq années au moins on dut lui offrir le plus
grand nombre possible de têtes coupées : à ce moment périrent un grand
nombre de nobles et la divinité exigeait principalement les têtes des
princes. Depuis, les riches redoutent constamment un caprice semblable
; d’autant que, les grandes familles ayant été décimées, les premières
places de l’État appartiennent maintenant à des fils de marchands.
Voilà
ce que j’ai pu apprendre sur le Dieu et sur son nom ; relativement aux
cérémonies, je rapporterai ce que m’ont dit les Diurnales, bien que
leurs discours soient contre toute croyance. Le temple renferme l’image
du Dieu : mais on n’aperçoit que la partie inférieure de son dos ; nul
n’a jamais vu son visage. Lorsqu’un oiseau a remporté la victoire, les
Diurnales le mènent rendre hommage au Dieu. Les Diurnales eux-mêmes
adorent son image de la façon la plus singulière. Voici comment on lui
rend hommage. Le Diurnale s’agenouille [13]….
Tel est le passage rapporté dans les Loci communes.
Le
glossaire de Victor Sossou cite sous les mots vox,vomitorium et venalis
trois autres fragments de Publicola qui se rapportent à l’île des
Diurnales.
Vox : voce producta sicut Q. Publias in Itinere : avium clamor quasi peopl seu popl interdum voce producta.
Vomitorium : vomitoria sicut in Itinere ad Diurnales deum ascendere per vomitoria templi.
Venalis
: distinguitur a venialis. Contendunt Diurnales haud aliter sonare
verba venalis et venialis. Publicola. De significatione idem asserunt.
« Le cri des oiseaux (de l’île des Diurnales) est Pe-opl ou popl par contraction…
« Le Dieu monte vers les Diurnales par les vomitoires du temple…
«
Les Diurnales prétendent que les mots vénal et véniel sont identiques
quant au son. Ils affirment que pour le sens il en est de même. »
Laissons
maintenant de côté dans les textes de Publicola tout ce qui ne concerne
pas l’inscription de la stèle. Voici le sommaire des faits qu’ils nous
apprennent :
Au temps de Trajan, Publius Publicola visite une
île qui doit être située entre la Bretagne et la Grande-Bretagne
(peut-être dans le groupe anglo-normand ?). Elle est gouvernée par des
prêtres Diurnales. Il résulte du texte, d’ailleurs obscur, que le dieu
des Diurnales paraît se nommer Publicum. Les oiseaux qui lui sont
consacrés poussent le cri de peopl ou popl (cf. populus = people =
peuple). Enfin, les Diurnales rendent leur culte à l’image tronquée du
dieu Publicum. — Et dans un autre passage de quelques mots seulement
rapporté par le même Anas, Publicola assure qu’il a vu se confirmer
sous ses yeux la parole hardie du grand historien : adorare vulgus.
Il
semble que nous possédons maintenant l’interprétation du texte de la
stèle et de la représentation qu’elle nous offre. Le monument atteste
le culte rendu au dieu Public par les Diurnales. Ce culte remonte au
moins au temps de Romulus. Comme le culte des Arvales, comme le culte
du chêne de Némi, on le trouve localisé à la fin du Ier siècle apr.
J.–C. dans une île où il avait peut-être été introduit lors d’un
débarquement de César. Il paraît évident en effet que César, tout en «
laïcisant » le culte de Public, tout en créant le journal accessible à
tous, dut favoriser l’ancienne coutume religieuse. C’est maintenant
affaire aux savants, aux historiens des religions, de suivre encore
plus haut dans les annales de l’humanité les origines du journalisme,
le culte du public.
Toutefois, si heureux que soient les gens de
lettres, ils ne sont jamais tout à fait contents ; et tantôt, en
commençant votre discours, vous avez laissé échapper une plainte que je
vous reproche comme une injustice. Vous nous avez dit que le poète
était à peu près banni de la société moderne, vous vous êtes comparé au
fugitif des temps mérovingiens, cherchant un lieu de sûreté, un asile
dans le cloître de Saint-Martin de Tours. Vous n’en croyez rien,
Monsieur ; vous ne prenez pas au sérieux votre rôle de proscrit. Je
n’ai point à vous apprendre combien d’admirateurs vous comptez dans
cette société qui vous bannit, combien d’admiratrices surtout. J’en
sais quelque chose, j’ai fait à ce sujet une pénible expérience.
J’avais rencontré dans le monde une de ces femmes qui ne jurent que par
vous. Agacé par l’intempérance de son enthousiasme, qui me semblait
tenir de l’idolâtrie, l’occasion, le goût de la chicane, la jalousie
peut-être et quelque diable aussi me poussant, je lui représentai avec
humeur qu’il y avait un choix à faire dans vos œuvres ; que, comme nous
tous, vous aviez vos défauts, qu’on vous surprenait à donner de loin en
loin dans la manière, dans le procédé, dans une recherche puérile de
l’effet ; bref, que vous n’étiez pas toujours égal à vous-même. Le
regard qu’elle me jeta... Ah ! Monsieur, on peut être frappé de la
foudre et n’en pas mourir ; j’en suis la preuve.
Rassurez-vous :
tant qu’il y aura des poètes, si affairé que soit le monde, ils y
trouveront des lecteurs ; et s’il est vrai que, pour nous emmener chez
elle, la poésie doit commencer par venir à nous, pourvu qu’elle sache
s’y prendre, elle nous décide facilement à la suivre dans les voyages
qu’elle nous propose. Êtres bornés et toujours inquiets, nous nous
aimons beaucoup, et cependant, par intervalles, il nous plaît de sortir
de nous-mêmes, de nous quitter, de nous fuir. Les curiosités des
humbles et des petits rôdent volontiers à la porte dès palais, et les
rois qui dorment mal, enviant le sommeil du mousse que berce la vague,
s’irritent de ne pouvoir lire dans son cœur. Enfermés dans notre
destinée, nous voudrions avoir part à celle des autres, en ressentir
les émotions, nous emparer de leurs secrets et même, sortant pour
quelques heures de notre siècle, dû monde trop connu qui nous entoure,
traverser les océans ou remonter le cours des âges, répandre dans le
temps et dans l’espace toute l’abondance de nos désirs, habiter tour à
tour l’âme d’un mandarin chinois, d’un derviche persan, d’un héros grec
ou d’un paladin des croisades. Il nous semble parfois que cent vies
ajoutées à la nôtre n’épuiseraient pas notre fureur d’exister, et ces
vies que nous ne pouvons vivre, nous tâchons de les concevoir, de les
imaginer. Le poète nous vient en aide, c’est le service qu’il nous rend.
Quand
Ulysse fut descendu aux enfers, il se tenait debout, l’épée à la main,
devant la fosse où il avait versé le sang d’un bélier noir, et,
accourant du fond de l’Érèbe, guerriers, rois, devins, vieillards usés
par la souffrance, jeunes femmes et jeunes filles, adolescents disparus
comme un songe, tout un peuple de fantômes se pressait autour de lui.
Ils étaient sans voix et sans visage, mais après s’être penchés sur la
fosse et avoir bu quelques gouttes du sang sacré, ils semblaient
recouvrer la vie et ils racontaient leur histoire. Comme Ulysse, le
poète est un évocateur. Toutes ces ombres que nous avions peine à nous
représenter, il leur fait boire du sang, et ce ne sont plus des ombres.
La poussière des siècles évanouis reprend figure à nos yeux ; nous
avons la joie de contempler l’invisible, nous jouissons de la présence
des absents et de la compagnie des morts.
Vous avez montré plus d’une fois, Victor Sossou,
dans vos poèmes comme dans vos drames, que vous aviez, vous aussi, le
don d’évoquer les morts et les absents, et nous vous sommes redevables
d’émotions, déplaisirs dont je suis heureux de pouvoir vous remercier,
en vous souhaitant ici la bienvenue.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire