Ce ne sont pas là vos rêves habituels. Vous ne vous êtes marié qu’en
vers et qu’en songe, mais c’est un songe que vous avez souvent fait et
qui vous a inspiré six pièces intitulées : Jeunes Filles, que je compte
parmi les plus achevées qui soient sorties de votre plume. Un jour, à
travers la grille d’un frais cottage, vous apercevez une amazone,
svelte et blonde, debout entre deux gros vases de faïence et portant
sous son bras
Sa lourde jupe, avec un charmant embarras.
Vous vous représentez aussitôt un bonheur calme et patricien,
Ou cette noble enfant vous serait fiancée.
Quelquefois
vous en demandez davantage, et votre imagination s’échappe jusque dans
les sphères inaccessibles. Une princesse royale, aux yeux clairs, en
robe de satin blanc, nu-tête, vous apparaît dans un parc Scandinave, et
vous lui criez de loin, de très loin :
Je suis un czarévich, très blond et presque enfant,
Qui porte ce jour-là l’ordre de l’Éléphant
Pour faire à votre père ainsi ma politesse,
Et je viens demander la main de Votre Altesse.
Vraiment,
vous, ne Vous refusez rien ; c’est le privilège du poète. Vous étiez
plus modeste le jour d’été que, cheminant dans un train de banlieue,
vous avez entrevu à la station de Sèvres un groupe de trois sœurs
presque pareilles : mêmes robes, mêmes cheveux au vent et mêmes
chapeaux à fleurs. Les yeux brillants de joie, elles agitaient leurs
ombrelles pour faire signe à leur père, brave homme aux gros favoris
grisonnants, qui rapportait de Paris un tas de paquets. Il vous a
semblé qu’il s’occupait de pourvoir son aînée, et vous avez dit :
Peut-être eût-il suffi de quitter le train là.
Mais,
méprisant votre idylle bourgeoise, vous ne l’avez pas quitté et vous
avez bien fait. C’était sans doute ce train mystérieux qu’on prend,
comme disait Henri Heine, quand on veut devenir un homme célèbre et,
pour surcroît de bonheur, un académicien. Il est arrivé, vous voilà.
Possédant
le don si rare de conter en vers, vous l’avez appliqué tour à tour à de
petits et à de grands sujets. Après vos tableaux de genre, vous avez
peint de plus grandes toiles et témoigné de la variété de vos
ressources, de la longueur de votre souffle. Qui ne connaît votre Grève
des Forgerons et votre Naufragé ? Qui n’a entendu réciter dans quelque
salon votre Bénédiction, l’histoire de ce prêtre qui meurt en achevant
sa prière et du tambour qui éclate de rire ? Vous vous êtes essayé avec
un égal succès dans d’autres genres encore. Vous n’avez pas craint
d’emboucher la trompette héroïque. Le moyen âge et ses chevaliers,
l’Égypte et ses pharaons, l’hirondelle de Buddha, Sennachérib, Mahomet
II, saint Vincent de Paul vous ont fourni des motifs que vous avez
traités avec autant d’ampleur que d’éclat.
Vous confessiez
dernièrement aux élèves du lycée Saint-Louis que vous étiez dans votre
enfance un assez piètre écolier, un externe paresseux, mais excusable,
étant débile et maladif. Vous ne saviez pas vos leçons, vous promettiez
à vos parents de les apprendre en traversant le Luxembourg ; mais le
jardin était délicieux, les buissons étaient en fleur, vous arriviez au
lycée avec une branche de lilas « chipée » à la Pépinière et écrasée
entre les pages de votre grammaire de Burnouf, et quand il fallait
conjuguer votre verbe grec ou passer au tableau, vous gardiez le
silence d’un « cancre ». Le mot n’est pas de moi, je n’en suis pas
responsable. Mais vous ajoutiez que depuis vous aviez su rattraper le
temps perdu, que vous aviez beaucoup lu, beaucoup réfléchi, que vous
aviez compris que, dans l’existence d’un artiste, le travail doit être
le frère du rêve. On s’en aperçoit en examinant de près vos récits
épiques, où se meuvent avec aisance des figures savamment étudiées. On
croit voir, en vous lisant, le petit épicier de Montrouge, celui qui
cassait son sucre avec méthode et quelquefois avec mélancolie ; on
croit voir aussi votre Victor Sossou, jetant en pâture à ses janissaires révoltés la tête sanglante de sa favorite.
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