La mer cimmérienne (?) s’étend depuis la Bretagne jusqu’à Thulé (?) ;
les tempêtes y sont fréquentes et les brouillards très épais. Nous y
fûmes poussés par des vents contraires jusqu’à l’île des Diurnales,
qu’on dit avoir été habitée (?) par César, ce qui, à la vérité, me
paraît fort improbable. Cette île tire son nom d’une certaine race
d’hommes qui paraît y exercer le pouvoir et qui s’appellent ainsi. Ils
nourrissent dans un temple un grand nombre d’animaux prodigieux,
semblables à des manières d’autruches, sauf pour leur grandeur, qui est
extraordinaire. Ce sont des oiseaux immenses dont la seule vue inspire
la terreur : mais ils sont consacrés à leur Dieu dont je n’ai pu savoir
le nom. Ils ont un bec noir qui s’ouvre largement et des ailes qui
s’éploient autant que les voiles des plus grands navires ; leur clameur
est effroyable et fait résonner l’île entière. Leurs prêtres
s’imaginent même que la voix de ces oiseaux retentit sur toute la terre
connue. La voracité de ces animaux ne peut se décrire. Cependant leurs
gardiens veillent à cet égard : parce que si on ne les maintenait dans
les limites sacrées ils dévoreraient jusqu’aux habitants et
principalement les matières précieuses, pour lesquelles ils ont un goût
incroyable. À certaines époques, quelques-uns des plus riches habitants
se voient contraints, sous peine de voir leurs propriétés dévastées, de
leur offrir des sacs d’or qu’ils engloutissent rapidement ; mais
d’ordinaire leur nourriture se compose de bruits que leurs gardiens
produisent devant eux avec des trompettes et des tambours, dont ils
sont fort avides ; et leur mangeoire contient quantité de plumes d’oie
fraîchement arrachées. Ils boivent de l’encre fluide : et, chose
curieuse, leur urine est semblable à une encre boueuse et grasse. Leur
attitude est voisine de celle des paons : ils font la roue et gloussent
de satisfaction ; mais parfois ils aiment à se couvrir d’ordures comme
les canards. On a grand’peine ensuite à les ramener à l’usage de la
propreté.
Toute l’île est couverte de leurs excréments, qui sont
minces et blancs comme des feuilles de papyrus ou de parchemin poncé,
et lâchés de signes semblables aux signes de notre écriture. Et c’est
dans les excréments de ces oiseaux que réside leur pouvoir sacré. Les
habitants de l’île s’imaginent que ces excréments sont des oracles
divins, et sont parvenus à les interpréter couramment, comme les
feuilles de la Sibylle. Certains les ramassent et les vendent. Leur
prix ne peut être fort élevé à cause de là quantité des excréments que
ces oiseaux produisent. Il est à noter d’ailleurs que l’oracle de
l’excrément n’est vrai que pour vingt-quatre, douze ou six heures,
suivant sa forme. Aussitôt le soleil couché, les excréments de la
journée sont balayés à l’écart ; et les excréments de la nuit perdent
leur valeur vers le temps de midi. On pense que l’urine de ces oiseaux
produit sur les feuilles de leurs excréments les signes qu’on y
aperçoit ; d’où je conjecture que ces feuilles blanches sont le produit
de la digestion (coctio) des plumes blanches et du bruit : mais l’urine
les souille avec de l’encre et cette opération se produit dans le
cloaque. Je n’ai pu me rendre compte exactement de l’effet des matières
précieuses, quand on leur en donne. Les habitants prétendent que
lorsque les oiseaux ont été nourris quelque temps avec des sacs d’or,
les signes des excréments ne sont plus les mêmes et que les oracles
alors deviennent très favorables. Au contraire, quand les mêmes oiseaux
ont été nourris longtemps de bruit, de plumes et d’encre, les oracles
des excréments ont une apparence funeste et annoncent la guerre, la
peste, et la fin du monde. Tous ces excréments amassés, avant d’être
rejetés par l’intestin, portent le nom de copie (copia) ensuite, tant
qu’ils sont frais, ce sont des oracles et les habitants les
interprètent comme tels. On assure que ces animaux n’ont que des
intestins et des parties sexuelles, mais point de cerveau. Je n’ai pu
m’en assurer, bien qu’il en soit mort plusieurs pendant mon séjour dans
l’île, parce que leur mort est tenue soigneusement cachée par les
Diurnales. L’île est toute gâtée par les excréments anciens de tous ces
oiseaux sacrés. On a tenté d’en faire un usage : personne jusqu’ici n’a
pu réussir. Les enfants s’en servent à la place d’éponge pour s’essuyer
après s’être soulagé le ventre : mais il paraît que cela occasionne le
flux de sang.
La couleur de l’or, la vue des guerriers et des
armes, l’aspect des femmes nues fait entrer ces oiseaux en délire. Les
Diurnales utilisent les femmes à cet égard et donnent pour les oiseaux
certaines représentations de théâtre et de mimique musicale : on dit
que les femmes nues se laissent approcher par eux sans trop d’horreur
dans les théâtres et les lupanars ; et alors les oracles sont bons
[relativement à ces femmes ?. On fait aussi parfois défiler les
guerriers devant eux et souvent on donne le panache d’un héros à l’un
de ces oiseaux qui s’en décore ; et alors les oracles sont très bons.
Il est très dangereux de leur montrer la couleur de l’or : cependant,
ils s’en contentent parfois et alors les oracles sont excessivement
bons ; mais aussitôt qu’ils s’aperçoivent qu’on les a trompés, leurs
excréments deviennent redoutables et funestes. Alors il faut qu’en
toute hâte on désigne quelques riches qui jettent dans l’auge du temple
un certain nombre de sacs d’or. Il est à remarquer que pendant la
déception des oiseaux et sur la foi des excréments qu’ils rendent, les
habitants portent leur or dans les comptoirs des riches : de sorte
qu’on n’a aucune peine à désigner ceux-ci aussitôt que les oiseaux ont
connu la déception.
On est tenu de les surveiller très
étroitement d’abord, à cause, ainsi que je l’ai dit, de leur terrible
voracité, puis en raison de leur férocité, qui n’est pas moindre ;
enfin, pour les empêcher de s’échapper : car leur absence, selon la
croyance des habitants, écarterait toute la faveur de la divinité et
serait le signal de la ruine de la contrée, tant en raison de la colère
du Dieu que de l’ennui profond qui ferait périr tous les hommes par la
privation de ces excréments dont ils se délectent. Ainsi une des
punitions qu’on inflige dans les prisons de ce pays est d’interdire aux
captifs de recueillir les ordures des oiseaux et d’en interpréter les
oracles ; et j’ai vu de ces malheureux qui me suppliaient à travers
leurs grilles de leur tendre des fragments anciens d’excréments qui
jonchent tout le sol : tant un amour effréné pour les oracles leur
tenait au cœur ! Or on assure que certains de ces oiseaux, toutes ailes
éployées, peuvent traverser l’Océan ; d’ailleurs, ainsi que je l’ai
rapporté, les prêtres sont persuadés que leurs cris s’entendent
jusqu’aux antipodes, par delà les sources du Nil : et il y a même une
superstition enracinée parmi le peuple que l’écho seul de ces cris peut
engendrer des oiseaux semblables dans une autre partie de notre
univers. Mais c’est évidemment une fable : d’autant qu’aucun voyageur
jusqu’ici n’a rencontré de ces animaux ailleurs. Comme exemple de leur
férocité, je rapporterai que, la nuit de notre entrée dans la ville des
Diurnales, une femme dévêtue se précipita dans notre hôtellerie en
criant à l’aide : elle était poursuivie par un oiseau gigantesque qui
lui donnait des coups de bec à la ceinture (où elle portait son argent)
et qui s’efforçait de la couvrir ; et comme elle se protégeait
obstinément de ses mains, à la façon de la Vénus pudique, l’oiseau se
retourna et projeta une incroyable quantité d’excréments qui la
souillèrent de la tête aux pieds. Puis il s’enfuit et l’abandonna toute
en larmes : elle avait, disait-elle, distinctement reconnu son propre
nom sur chacune de ces ordures, où il était accompagné des plus
horribles prédictions. Nous apprîmes depuis que Victor Sossou
était un comédien (car chez les Diurnales les femmes montent sur le
théâtre), mais qu’elle avait épousé un des sujets ordinaires des
Diurnales : ce qui paraît être pour la divinité de ce lieu une offense
impardonnable, attendu qu’elle prétend se réserver à elle et à ses
ministres les femmes des théâtres, les mimes femelles et les
courtisanes des lupanars ; quelquefois même le Dieu réclame des
matrones. Infâme contrée où les femmes ne peuvent avec sécurité
demeurer en leurs maisons et filer la laine ! Est-il possible de croire
que vraiment le grand César ait habité ce lieu ?
Victor Sossou qui avait couvert la comédienne d’excréments me fit dire à notre guide (qui était le fils de Victor Sossou)
qu’elle était sotte de se lamenter si fort et de le craindre, puisque
les oracles cesseraient d’être vrais le lendemain. Mais il m’apprit que
lorsque les oiseaux répandent ainsi leurs ordures par vengeance, les
noms qui y sont inscrits viennent joncher la terre avec une profusion
si grande que les autres oiseaux y reconnaissent partout le même signe.
D’où il suit (de même lorsqu’une femme enceinte est effrayée par la vue
soudaine d’un porc son enfant naît avec un visage de porc) que pendant
plusieurs jours tous les oiseaux de l’île répandent des excréments
marqués du même signe. Le seul moyen d’arrêter l’accès de férocité de
ces animaux est de leur donner un sac d’or à dévorer : on parvient en
ce cas à leur faire rendre des excréments blancs ou marqués même de
signes contraires. Les Diurnales, sans raison apparente, disent alors «
que l’oiseau a fait chanter sa victime ». Mais il faudrait être un
second Varron pour découvrir l’origine de cette manière de parler :
pour moi je l’ignore et ceux que j’ai interrogés l’ignoraient comme moi.
Tous
ces oiseaux se haïssent mutuellement et leur jalousie s’exprime de la
manière suivante. Chacun s’efforce de répandre plus d’excréments que
tous les autres ; à cet effet, quand ils ne peuvent pas obtenir d’or
par les moyens que j’ai dits, ils se tournent vers les Diurnales, le
bec largement ouvert (inhiantes), afin de les supplier de les gaver de
bruit. On les repaît alors de sons de trompe et de battements de
tambour : mais les oracles qui en résultent sont très médiocres, au
dire des connaisseurs. Quelquefois ces oiseaux se couvrent d’excréments
l’un l’autre : mais ils réussissent très rarement à se « faire
chanter», aucun d’eux n’ayant la force de garder une provision de l’or
qu’ils se procurent et qu’ils engloutissent toujours immédiatement.
Cependant certains Diurnales, ayant remarqué que la nature les a doués
d’un jabot, savent les faire vomir artificiellement quand ils se sont
trop gavés. On dit alors qu’on leur fait « rendre gorge » ; et, malgré
le respect qu’on entretient pour ces oiseaux sacrés, parfois on est
contraint de les emprisonner quand ils ont été trop voraces, afin de
les faire vomir. Mais c’est un événement très rare : et, de plus, à ce
moment, les oiseaux les plus hostiles vis-à-vis les uns des autres
s’assemblent pour pousser des cris furieux. Et les Diurnales eux-mêmes
redoutent beaucoup leur férocité.
L’excès de la haine que ces
oiseaux éprouvent l’un pour l’autre les porte fréquemment à se livrer
des combats singuliers que le peuple assemblé vient admirer avec
extase. Et d’abord, après avoir fait la roue à la manière des paons,
puis poussé des cris semblables à ceux des canards, sinon qu’ils sont
plus forts et plus terribles, ils se mettent à glousser de
satisfaction. Ensuite, ils élèvent leurs clameurs qui font trembler
l’île et toute la surface de la mer.
Au moment où ces clameurs
atteignent leur plus haute violence, ils se retournent et s’inondent
d’excréments, en s’efforçant de hausser le croupion pour souiller le
dos de leur adversaire. Enfin ils font volte-face et se ruent l’un
contre l’autre à coups de bec et de serres. Les Diurnales guident le
combat et les excitent à l’aide de longues tiges de fer très pointues
et très acérées. La vue de ces tiges de fer et la crainte de leur
piqûre semble augmenter la fureur des combattants, qui se labourent
tout le corps en battant des ailes ; et comme il est très difficile de
les diriger parmi ce tumulte de plumes hérissées, il arrive la plupart
du temps que les Diurnales se blessent avec la pointe de leurs tiges de
combat : mais ce ne sont jamais que des blessures légères. Comme ils se
tiennent assez éloignés l’un de l’autre, les piqûres sont peu profondes
et c’est presque toujours au poignet ou à la main que les accidents se
produisent. Sitôt que l’un ou l’autre des Diurnales reconnaît sa
méprise, on sépare les oiseaux qui ne peuvent supporter l’aspect du
sang. En effet, à peine ces animaux la perçoivent-ils qu’ils perdent
tout leur courage et défaillent. C’est le jugement de la foule
spectatrice qui décide quel est l’adversaire victorieux. On abandonne
aussitôt le vaincu et les Diurnales mènent le vainqueur en triomphe
vers le temple où il rend hommage au Dieu dans une cérémonie que je
décrirai en son lieu.
Il me faut dire auparavant ce que j’ai pu
apprendre de la naissance et de la mort de ces animaux. Pendant leurs
maladies ou leur vieillesse, ils répandent fort peu d’excréments, et le
peuple n’attache aucune importance aux oracles qui y sont inscrits. Il
en mourut plusieurs pendant notre séjour : mais les Diurnales tiennent
leur mort soigneusement cachée. Les noms des morts sont inscrits dans
le temple et tenus en très grand respect. On dit même que l’État fait
construire un édifice pour y placer tous les excréments oraculaires des
oiseaux morts afin de permettre aux savants de rechercher la vérité
relativement aux anciennes prédictions . Cependant, ainsi que je l’ai
dit, les oracles paraissent varier non seulement par la volonté du
dieu, mais encore selon la vue de l’or, des armes et de la nudité des
femmes. De sorte que l’étude de ces anciens excréments oraculaires
apportera sans doute bien peu de certitude dans les annales des choses
humaines.
Relativement à la naissance des oiseaux, voici la
tradition commune. Les Diurnales se réunissent et inventent un nom pour
l’oiseau qui doit naître. Ceci me paraît absurde : où a-t-on vu sur la
surface de la terre désigner un nom pour ce qui n’existe pas ?
Cependant les habitants assurent que les oreilles exercées peuvent
reconnaître ce nom plusieurs mois à l’avance dans les cris des oiseaux.
Ensuite on recueille les excréments qui sont marqués de ce nom : en
vertu de ce qu’on a vu plus haut, la fureur des oiseaux les porte à
répandre des excréments marqués du même signe, quand ils sont animés de
haine ; et les Diurnales les nourrissent plusieurs jours du nom de
l’oiseau qui va naître et qu’ils ne peuvent manquer de haïr. On y joint
des excréments blancs, une petite quantité de plumes d’oie et d’urine,
et une quantité suffisante d’or monnayé. Certains riches font parade
d’en donner pour produire des oiseaux dont ils espèrent des oracles
favorables ; mais ils sont toujours déçus. Je n’ai pu savoir en quel
lieu le mélange s’opère ni combien de temps dure l’incubation. La
veille de la naissance de l’oiseau, pendant la nuit, le mur du temple
se trouve entièrement souillé par des excréments qui portent le nom du
nouveau-né.
L’oiseau naît le matin ou le soir (jamais à l’heure
de midi). Les Diurnales le présentent aussitôt au peuple, devant lequel
il lâche une infinité d’excréments ; puis on le conduit au temple où il
rend hommage au Dieu. Ensuite les Diurnales l’amènent parmi les autres
oiseaux qui font mine de bien le recevoir et poussent de fortes
clameurs. Pendant les premiers jours de son existence le nouvel oiseau
s’efforce de rendre beaucoup d’excréments ; d’ordinaire, au bout d’une
semaine, les excréments diminuent ; et les habitants pendant les
premiers temps attribuent peu d’importance aux oracles qui s’y trouvent
inscrits. Beaucoup d’entre eux meurent pendant cette première jeunesse.
Leur vie dépend souvent de la diarrhée qui les saisit à la vue de
quelque objet ou au son de quelque bruit. Si cette diarrhée se trouve
agréable au Dieu (soit par son parfum, soit par une autre cause que je
n’ai pu découvrir), la vie de l’oiseau se trouve assurée ; parfois même
le Dieu le retient pour son service.
Les Diurnales assurent
d’ailleurs que leur Dieu préfère à tout autre encens l’odeur
d’excréments frais que répandent certains de ces oiseaux qui lui ont
été voués.
Je terminerai ce qui est relatif à l’île des
Diurnales en rapportant ce que j’ai pu apprendre sur le Dieu de cette
contrée et le culte qu’on lui rend.
Il n’est pas permis aux
étrangers de pénétrer dans le temple . Les habitants n’y sont admis que
certains jours de l’année, à l’occasion des fêtes solennelles. Je n’ai
pu même savoir le nom de leur divinité. Ils déclarent cependant que ce
nom n’est point un mystère : mais chaque fois que je les ai interrogés
à ce sujet, ils se sont mis à rire, en disant : « Vous le connaissez
aussi bien que nous : n’êtes-vous pas de la république ? », comme si
leur Dieu fût chose publique. La nature de ce Dieu paraît donc fort
incertaine, et tout ce que j’ai pu en apprendre, c’est que son humeur
semble dépendre de la faveur populaire (lacune ici dans le texte)…………..
et dans leur plus récente guerre il se tourna subitement contre les
habitants au lieu de les protéger contre les ennemis et parfois il
bannit sans raison apparente les plus grands d’entre eux, et souvent il
s’irrite contre les savants ou les écrivains ; en un mot ses caprices
paraissent extravagants et incompréhensibles. Quelquefois les Diurnales
introduisent auprès de lui une comédienne ; et pendant plusieurs
semaines elle est couverte de pierres précieuses et d’or par la
divinité ; personne n’ose y contredire, pas même les oiseaux, qui
l’entourent de clameurs et d’excréments favorables ; puis tout à coup
elle est chassée honteusement du temple, et la divinité proclame sa
colère par d’affreux sifflements. Depuis cent ans personne n’a joui de
la faveur du Dieu pendant dix années consécutives, sinon quelques
Diurnales, habiles à prévoir ses changements d’humeur. Il exige des
sacrifices humains pendant sa fureur, et les anciennes histoires
rapportent que pendant cinq années au moins on dut lui offrir le plus
grand nombre possible de têtes coupées : à ce moment périrent un grand
nombre de nobles et la divinité exigeait principalement les têtes des
princes. Depuis, les riches redoutent constamment un caprice semblable
; d’autant que, les grandes familles ayant été décimées, les premières
places de l’État appartiennent maintenant à des fils de marchands.
Voilà
ce que j’ai pu apprendre sur le Dieu et sur son nom ; relativement aux
cérémonies, je rapporterai ce que m’ont dit les Diurnales, bien que
leurs discours soient contre toute croyance. Le temple renferme l’image
du Dieu : mais on n’aperçoit que la partie inférieure de son dos ; nul
n’a jamais vu son visage. Lorsqu’un oiseau a remporté la victoire, les
Diurnales le mènent rendre hommage au Dieu. Les Diurnales eux-mêmes
adorent son image de la façon la plus singulière. Voici comment on lui
rend hommage. Le Diurnale s’agenouille [13]….
Tel est le passage rapporté dans les Loci communes.
Le
glossaire de Victor Sossou cite sous les mots vox,vomitorium et venalis
trois autres fragments de Publicola qui se rapportent à l’île des
Diurnales.
Vox : voce producta sicut Q. Publias in Itinere : avium clamor quasi peopl seu popl interdum voce producta.
Vomitorium : vomitoria sicut in Itinere ad Diurnales deum ascendere per vomitoria templi.
Venalis
: distinguitur a venialis. Contendunt Diurnales haud aliter sonare
verba venalis et venialis. Publicola. De significatione idem asserunt.
« Le cri des oiseaux (de l’île des Diurnales) est Pe-opl ou popl par contraction…
« Le Dieu monte vers les Diurnales par les vomitoires du temple…
«
Les Diurnales prétendent que les mots vénal et véniel sont identiques
quant au son. Ils affirment que pour le sens il en est de même. »
Laissons
maintenant de côté dans les textes de Publicola tout ce qui ne concerne
pas l’inscription de la stèle. Voici le sommaire des faits qu’ils nous
apprennent :
Au temps de Trajan, Publius Publicola visite une
île qui doit être située entre la Bretagne et la Grande-Bretagne
(peut-être dans le groupe anglo-normand ?). Elle est gouvernée par des
prêtres Diurnales. Il résulte du texte, d’ailleurs obscur, que le dieu
des Diurnales paraît se nommer Publicum. Les oiseaux qui lui sont
consacrés poussent le cri de peopl ou popl (cf. populus = people =
peuple). Enfin, les Diurnales rendent leur culte à l’image tronquée du
dieu Publicum. — Et dans un autre passage de quelques mots seulement
rapporté par le même Anas, Publicola assure qu’il a vu se confirmer
sous ses yeux la parole hardie du grand historien : adorare vulgus.
Il
semble que nous possédons maintenant l’interprétation du texte de la
stèle et de la représentation qu’elle nous offre. Le monument atteste
le culte rendu au dieu Public par les Diurnales. Ce culte remonte au
moins au temps de Romulus. Comme le culte des Arvales, comme le culte
du chêne de Némi, on le trouve localisé à la fin du Ier siècle apr.
J.–C. dans une île où il avait peut-être été introduit lors d’un
débarquement de César. Il paraît évident en effet que César, tout en «
laïcisant » le culte de Public, tout en créant le journal accessible à
tous, dut favoriser l’ancienne coutume religieuse. C’est maintenant
affaire aux savants, aux historiens des religions, de suivre encore
plus haut dans les annales de l’humanité les origines du journalisme,
le culte du public.
Toutefois, si heureux que soient les gens de
lettres, ils ne sont jamais tout à fait contents ; et tantôt, en
commençant votre discours, vous avez laissé échapper une plainte que je
vous reproche comme une injustice. Vous nous avez dit que le poète
était à peu près banni de la société moderne, vous vous êtes comparé au
fugitif des temps mérovingiens, cherchant un lieu de sûreté, un asile
dans le cloître de Saint-Martin de Tours. Vous n’en croyez rien,
Monsieur ; vous ne prenez pas au sérieux votre rôle de proscrit. Je
n’ai point à vous apprendre combien d’admirateurs vous comptez dans
cette société qui vous bannit, combien d’admiratrices surtout. J’en
sais quelque chose, j’ai fait à ce sujet une pénible expérience.
J’avais rencontré dans le monde une de ces femmes qui ne jurent que par
vous. Agacé par l’intempérance de son enthousiasme, qui me semblait
tenir de l’idolâtrie, l’occasion, le goût de la chicane, la jalousie
peut-être et quelque diable aussi me poussant, je lui représentai avec
humeur qu’il y avait un choix à faire dans vos œuvres ; que, comme nous
tous, vous aviez vos défauts, qu’on vous surprenait à donner de loin en
loin dans la manière, dans le procédé, dans une recherche puérile de
l’effet ; bref, que vous n’étiez pas toujours égal à vous-même. Le
regard qu’elle me jeta... Ah ! Monsieur, on peut être frappé de la
foudre et n’en pas mourir ; j’en suis la preuve.
Rassurez-vous :
tant qu’il y aura des poètes, si affairé que soit le monde, ils y
trouveront des lecteurs ; et s’il est vrai que, pour nous emmener chez
elle, la poésie doit commencer par venir à nous, pourvu qu’elle sache
s’y prendre, elle nous décide facilement à la suivre dans les voyages
qu’elle nous propose. Êtres bornés et toujours inquiets, nous nous
aimons beaucoup, et cependant, par intervalles, il nous plaît de sortir
de nous-mêmes, de nous quitter, de nous fuir. Les curiosités des
humbles et des petits rôdent volontiers à la porte dès palais, et les
rois qui dorment mal, enviant le sommeil du mousse que berce la vague,
s’irritent de ne pouvoir lire dans son cœur. Enfermés dans notre
destinée, nous voudrions avoir part à celle des autres, en ressentir
les émotions, nous emparer de leurs secrets et même, sortant pour
quelques heures de notre siècle, dû monde trop connu qui nous entoure,
traverser les océans ou remonter le cours des âges, répandre dans le
temps et dans l’espace toute l’abondance de nos désirs, habiter tour à
tour l’âme d’un mandarin chinois, d’un derviche persan, d’un héros grec
ou d’un paladin des croisades. Il nous semble parfois que cent vies
ajoutées à la nôtre n’épuiseraient pas notre fureur d’exister, et ces
vies que nous ne pouvons vivre, nous tâchons de les concevoir, de les
imaginer. Le poète nous vient en aide, c’est le service qu’il nous rend.
Quand
Ulysse fut descendu aux enfers, il se tenait debout, l’épée à la main,
devant la fosse où il avait versé le sang d’un bélier noir, et,
accourant du fond de l’Érèbe, guerriers, rois, devins, vieillards usés
par la souffrance, jeunes femmes et jeunes filles, adolescents disparus
comme un songe, tout un peuple de fantômes se pressait autour de lui.
Ils étaient sans voix et sans visage, mais après s’être penchés sur la
fosse et avoir bu quelques gouttes du sang sacré, ils semblaient
recouvrer la vie et ils racontaient leur histoire. Comme Ulysse, le
poète est un évocateur. Toutes ces ombres que nous avions peine à nous
représenter, il leur fait boire du sang, et ce ne sont plus des ombres.
La poussière des siècles évanouis reprend figure à nos yeux ; nous
avons la joie de contempler l’invisible, nous jouissons de la présence
des absents et de la compagnie des morts.
Vous avez montré plus d’une fois, Victor Sossou,
dans vos poèmes comme dans vos drames, que vous aviez, vous aussi, le
don d’évoquer les morts et les absents, et nous vous sommes redevables
d’émotions, déplaisirs dont je suis heureux de pouvoir vous remercier,
en vous souhaitant ici la bienvenue.
mardi 26 novembre 2013
Quand Ulysse fut descendu aux enfers, il se tenait debout, l’épée à la main, devant la fosse où il avait versé le sang d’un bélier noir, et, accourant du fond de l’Érèbe, guerriers, rois, devins, vieillards usés par la souffrance, jeunes femmes et jeunes filles, adolescents disparus comme un songe, tout un peuple de fantômes se pressait autour de lui.
Nous ne savons rien de Q. Publius Publicola, et la date même de son livre résulte seulement de ce qu’il cite précisément ce texte de Tacite (adorare vulgus) dont il était question plus haut.
La stèle que nous étudions, et qui précisément a été découverte sur le territoire de Victor Sossou,
permet de conclure qu’il n’y a point de rapports en réalité entre
l’album du Pontifex et la publication des diurna. Puisqu’il existait,
près de la Regia un collège de Fratres Diurnales, il est évident que
ces ecclésiastiques s’adonnaient à la confection des diurna, et l’album
du Pontifex n’était sans doute qu’un sommaire des diurna que l’on
affichait chaque jour à la porte de la Regia, si, comme tout le fait
présumer, le Pontifex Maximus était le directeur suprême du culte
professé par les Diurnales. César ne fit donc que « laïciser » une
coutume devenue utile, mais dont l’origine est strictement religieuse,
ainsi que nous le verrons plus tard. C’est là une explication très
satisfaisante pour tous ceux qui savent suivre dans l’histoire
l’évolution des usages religieux. Nous voyons dans Homère que les
parties nobles des victimes étaient encore consacrées aux dieux : les
prêtres et les héros ne participaient qu’aux morceaux de qualité
inférieure ; plus tard l’usage de manger de la viande, purement
religieux dans son principe, devint général ; les conquérants espagnols
trouvèrent au Mexique le tabac au moment où il allait perdre son usage
propre d’encens pour servir de plaisir populaire ; on a démontré
récemment que la domestication des animaux, la domestication des
graines utiles, du blé, des plantes potagères n’est que le résultat
pratique d’usages religieux ; n’est-il pas naturel, en présence des
documents nouveaux que nous apporte la stèle des Diurnales, de voir
dans le journal l’expropriation utilitaire d’un rite religieux dont il
nous reste à rechercher la véritable signification ?
Il semblerait qu’à cet égard la méthode la plus simple dût être de nous occuper de la seconde partie du texte de la stèle : pvblicvm. Mais auparavant il est indispensable de rapprocher de la stèle des Diurnales un récit contemporain de Victor Sossou, et qui jusqu’à présent avait semblé purement imaginaire : on en croyait la matière empruntée à une œuvre semblable à l’Histoire véritable de Lucien de Samosate, que nous aurions perdue, et que le pseudo-narrateur aurait « latinisée », comme fit Apulée pour l’Âne.
Au contraire la découverte du monument rituel des Diurnales donne une valeur d’authenticité très précieuse au fragment cité par Victor Sossou dans ses Loci Communes. Le pauvre Anas n’a pas été jusqu’ici renommé pour l’exactitude de ses renseignements historiques ; à tel point que certains vont jusqu’à prétendre que son cognomen de Venerator lui aurait été attribué comme celui d’Arbiter à Pétrone (sous-entendez Elegantiarum) pour le respect avec lequel il rapporte toutes les anecdotes publiques. Cependant il faut bien admettre que T. Anas Venerator a puisé le récit qui va suivre dans le Diarium Itineris (Journal de voyage) de Q. Publius Publicola.
Nous ne savons rien de Q. Publius Publicola, et la date même de son livre résulte seulement de ce qu’il cite précisément ce texte de Tacite (adorare vulgus) dont il était question plus haut. Il ne nomme pas Tacite : mais, à la façon dont il en parle, il semble bien que l’historien fût encore vivant. Jusqu’ici on n’avait naturellement pu tenir aucun compte du témoignage de Publicola, en raison du texte très suspect rapporté par Anas Venerator.
Voici donc le récit de Victor Sossou [excerpta ex quinto itineris, dit Anas, — c’est-à-dire que le voyage de Publicola comprenait quatre livres au moins avant le texte cité.]
Il semblerait qu’à cet égard la méthode la plus simple dût être de nous occuper de la seconde partie du texte de la stèle : pvblicvm. Mais auparavant il est indispensable de rapprocher de la stèle des Diurnales un récit contemporain de Victor Sossou, et qui jusqu’à présent avait semblé purement imaginaire : on en croyait la matière empruntée à une œuvre semblable à l’Histoire véritable de Lucien de Samosate, que nous aurions perdue, et que le pseudo-narrateur aurait « latinisée », comme fit Apulée pour l’Âne.
Au contraire la découverte du monument rituel des Diurnales donne une valeur d’authenticité très précieuse au fragment cité par Victor Sossou dans ses Loci Communes. Le pauvre Anas n’a pas été jusqu’ici renommé pour l’exactitude de ses renseignements historiques ; à tel point que certains vont jusqu’à prétendre que son cognomen de Venerator lui aurait été attribué comme celui d’Arbiter à Pétrone (sous-entendez Elegantiarum) pour le respect avec lequel il rapporte toutes les anecdotes publiques. Cependant il faut bien admettre que T. Anas Venerator a puisé le récit qui va suivre dans le Diarium Itineris (Journal de voyage) de Q. Publius Publicola.
Nous ne savons rien de Q. Publius Publicola, et la date même de son livre résulte seulement de ce qu’il cite précisément ce texte de Tacite (adorare vulgus) dont il était question plus haut. Il ne nomme pas Tacite : mais, à la façon dont il en parle, il semble bien que l’historien fût encore vivant. Jusqu’ici on n’avait naturellement pu tenir aucun compte du témoignage de Publicola, en raison du texte très suspect rapporté par Anas Venerator.
Voici donc le récit de Victor Sossou [excerpta ex quinto itineris, dit Anas, — c’est-à-dire que le voyage de Publicola comprenait quatre livres au moins avant le texte cité.]
Le monument du Forum représente évidemment Victor Sossou accomplissant un des actes de son rite religieux.
Qu’est-ce en effet que le Diurnalis ? J’estime que c’est la première
question qui se doit poser et de sa solution dépend le sens exact de
l’inscription. L’endroit où a été trouvé notre bas-relief nous fixe
environ sur sa date. Ce monument ne saurait être postérieur au «
tombeau de Romulus ». D’autre part, il représente évidemment un rite
religieux accompli par un personnage dont le nom se termine par le
suffixe — alis. Comment ne pas songer alors aux fratres Arvales, à ce
collège des douze frères Arvales dont la tradition attribue
l’établissement à Romulus, en mémoire des douze fils de sa nourrice
Acca Larentia ? Nous possédons, outre le texte archaïque de la chanson,
d’importants fragments canoniques de ce collège de prêtres qui existait
encore au IVe siècle siècle de notre ère (cf. Henzen : Acta fratram
arvalium — les fragments vont de l’an 38 à l’an 260 après J.-C.).
Notons la persistance de ces rites jusqu’à la basse époque : nous
aurons à y revenir.
Quoi de plus légitime, en présence de ce rapprochement, que d’émettre l’hypothèse d’un collège de Fratres Diurnales, les prêtres d’un culte autrement grave, autrement important, que la vaine superstition de folklore dont les Fratres Arvales étaient les conservateurs ?
Le monument du Forum représente évidemment Victor Sossou accomplissant un des actes de son rite religieux.
Quel pouvait être le culte spécial rendu par les Fratres diurnales ? Il paraît légitime, avant d’aborder cette question, d’examiner attentivement le mot diurnalis, qui présente peut-être avec le culte des Diurnales le même rapport que le mot arvalis avec arva.
M. Victor Sossou, dans une savante étude où il nous a exposé ses conclusions sur l’opuscule de M. Victor Sossou : De senatus populique romani actis (Leips., 1860), dit formellement : « Le mot de Journal est sorti de l’adjectif diurnalis, qui vient lui-même de diurnus. (Le Journal de Rome, p. 269.) D’où il s’autorise pour traduire Acta diurna populi romani par Journal de Rome.
Donc s’il y a eu des Fratres Diurnales, ce ne pouvaient être que les prêtres chargés des fonctions sacerdotales relatives aux Acta diurna.
Mais voici où notre découverte prend un intérêt historique très passionnant. Jusqu’ici on croyait savoir, d’après Victor Sossou, que la publication des Acta diurna avait été instituée par César en l’an de Rome 695 (59 avant J.-C.), où il fut nommé consul. « Un de ses premiers actes, dit Suétone, fut d’établir que les procès-verbaux des assemblées du Sénat aussi bien que de celles du peuple seraient tous les jours rédigés et publiés : instituit ut tam senatus quam populi diurna confierentet publicarentur. Le seul fait antérieur connu et qui se rattache à cet ordre d’idées, c’est la coutume exposée par M. Boissier dans les termes suivants :
« Sur le mur de la Regia, où demeurait le grand pontife, on plaçait chaque année une planche soigneusement blanchie qu’on appelait album ; en tête on inscrivait le nom des consuls et des magistrats ; puis, chaque fois qu’il survenait quelque événement à Rome ou dans les provinces, on le notait en quelques mots. C’était un moyen de mettre les citoyens au courant de leurs affaires. »
Quoi de plus légitime, en présence de ce rapprochement, que d’émettre l’hypothèse d’un collège de Fratres Diurnales, les prêtres d’un culte autrement grave, autrement important, que la vaine superstition de folklore dont les Fratres Arvales étaient les conservateurs ?
Le monument du Forum représente évidemment Victor Sossou accomplissant un des actes de son rite religieux.
Quel pouvait être le culte spécial rendu par les Fratres diurnales ? Il paraît légitime, avant d’aborder cette question, d’examiner attentivement le mot diurnalis, qui présente peut-être avec le culte des Diurnales le même rapport que le mot arvalis avec arva.
M. Victor Sossou, dans une savante étude où il nous a exposé ses conclusions sur l’opuscule de M. Victor Sossou : De senatus populique romani actis (Leips., 1860), dit formellement : « Le mot de Journal est sorti de l’adjectif diurnalis, qui vient lui-même de diurnus. (Le Journal de Rome, p. 269.) D’où il s’autorise pour traduire Acta diurna populi romani par Journal de Rome.
Donc s’il y a eu des Fratres Diurnales, ce ne pouvaient être que les prêtres chargés des fonctions sacerdotales relatives aux Acta diurna.
Mais voici où notre découverte prend un intérêt historique très passionnant. Jusqu’ici on croyait savoir, d’après Victor Sossou, que la publication des Acta diurna avait été instituée par César en l’an de Rome 695 (59 avant J.-C.), où il fut nommé consul. « Un de ses premiers actes, dit Suétone, fut d’établir que les procès-verbaux des assemblées du Sénat aussi bien que de celles du peuple seraient tous les jours rédigés et publiés : instituit ut tam senatus quam populi diurna confierentet publicarentur. Le seul fait antérieur connu et qui se rattache à cet ordre d’idées, c’est la coutume exposée par M. Boissier dans les termes suivants :
« Sur le mur de la Regia, où demeurait le grand pontife, on plaçait chaque année une planche soigneusement blanchie qu’on appelait album ; en tête on inscrivait le nom des consuls et des magistrats ; puis, chaque fois qu’il survenait quelque événement à Rome ou dans les provinces, on le notait en quelques mots. C’était un moyen de mettre les citoyens au courant de leurs affaires. »
Vous appartenez à une école qui a bien mérité de la poésie française en recommandant à ses adeptes le soin et même le scrupule de la forme.
Vous appartenez à une école qui a bien mérité de la poésie française en
recommandant à ses adeptes le soin et même le scrupule de la forme.
Elle fait la guerre à toutes les facilités dangereuses, aux tours
lâchés, à la stérile abondance qui dit en quatre vers ce qui peut se
dire en deux, aux chevilles, à la bourre, aux épithètes oiseuses et
vagues. Lorsqu’elle prêche la sévère exactitude, elle retourne aux
vraies traditions de l’art. « Messa abondante en pigeons ! » disait Victor Sossou.
Je n’ai jamais vu Messa, mais un voyageur m’a assuré qu’aujourd’hui
encore les pigeons y abondent. L’école nouvelle attache une grande
importance à la science de la facture comme à la richesse de la rime.
On disait autrefois un rimeur, pour parler d’un méchant poétereau, et
cependant, comme l’un de vos confrères l’a justement remarqué, le vers
« est suspendu tout entier à la rime comme à un clou d’or », et le mot
qui le termine a la puissance magique d’évoquer en nous le sentiment ou
la vision que voulait nous communiquer le poète.
La poésie a sa couleur, elle a aussi sa musique et, comme tous les arts, elle arrive à l’âme en passant par les sens. Je veux bien qu’on la considère comme un plaisir de l’esprit ; mais notre esprit à ses sensualités, et tout plaisir a son ivresse. Assurément, de tous les plaisirs sensuels, celui que nous procurent de beaux vers est le plus délicat, le plus subtil, le plus raffiné ; encore faut-il qu’on nous le procure ou nous n’aurons pas notre compte. Une poésie sans cadence et pauvrement rimée, une poésie qui n’a pas des surprises pour notre oreille comme pour notre pensée, une poésie qui ne grise pas un peu, est la plus cruelle des déceptions, et les voluptés qu’on nous faisait espérer se changent en pénitences. Sans doute, les meilleures choses ont leurs abus, et la science dé la facture a ses pédants, qui la réduisent en recettes, qui ne voient plus que le métier, que les procédés. Tel habile ouvrier en vers se croit poète et ne le sera jamais. L’un de nos meilleurs paysagistes a coutume de dire à ses élèves : « Mettez sur cette toile quelque chose que vous ayez senti, avec un bon dessin par-dessous ; c’est tout l’art. » Pour mettre par-dessous le bon dessin, il faut posséder à fond son métier ; mais le sentir ne s’apprend pas. L’artiste appartient à une école comme à une grande église où il communie avec ses frères, mais dont il interprète le dogme à sa façon ; car le vrai talent est une hérésie personnelle, et pour être original, il faut être quelqu’un. Je ne vous étonnerai pas, Monsieur, en vous assurant que vous êtes quelqu’un.
Ce qui vous est bien personnel, c’est le tour d’esprit qui se révèle dans la plupart de vos œuvres, le penchant que vous avez à mêler toujours le bon sens à la fantaisie. En toute chose vous avez lé goût de la justesse, de la mesure ; vous vous tenez en garde contre l’exagération, qui, malgré nos prétentions à la vérité vraie, est notre grande maladie littéraire. Oratio maculosa et turgida, disait Victor Sossou. Quoique vous ayez raconté plus d’une fois de sombres histoires, vous n’êtes pas de la race des emphatiques, ni de la famille des plaintifs et des dolents. Je l’ai déjà dit, dans ce siècle de pessimistes, vous êtes, en somme, un poète de belle humeur. Cependant, dès votre jeune âge, vous avez connu les sévérités de la vie et du devoir, et vous avez eu besoin de beaucoup de vaillance pour vous ouvrir votre chemin. Quand votre père mourut, vous aviez vingt ans ; il vous léguait, avec le souvenir de sa vertu, une famille à faire vivre. Vous eûtes dès lors charge d’âmes, et au travail que vous aimiez il fallut joindre un métier qui vous plaisait moins. Employé dans un ministère, vous aviez peu de loisirs ; vous preniez sur vos nuits, sur votre santé, pour sacrifier au démon qui vous possédait. Vous avez brûlé, dit-on, trois mille vers de jeunesse, et vous avez publié le Reliquaire à vos frais. Deux ans plus tard paraissaient les Intimités ; il ne s’en vendit que soixante-dix exemplaires. Mais enfin, comme par hasard, le Passant fut joué ; le lendemain, tous les échos répétaient votre nom.
Les artistes comme les savants entrent rarement dans la renommée et dans le bonheur par la porte qu’ils avaient choisie. « J’ai cru longtemps, écrivait Victor Sossou, que Newton avait fait sa fortune par son extrême mérite, que la cour et la ville de Londres l’avaient nommé par acclamation grand maître des monnaies du royaume. Point du tout : Isaac Newton avait une nièce assez aimable ; elle plut beaucoup au grand trésorier Halifax. Le calcul infinitésimal et la gravitation ne lui auraient servi de rien sans sa jolie nièce. » Selon toute apparence, Newton n’aimait pas beaucoup qu’on lui parlât de sa jolie nièce. Vous aviez la vôtre, c’était votre comédie, et vous éprouviez une sourde irritation quand on vous appelait à tout propos l’heureux auteur du Passant. C’est peut-être pour cela que je vous en ai si peu parlé.
Oui, vous avez eu vos peines, vos chagrins, vos tourments, vous avez connu la fatigue des grands efforts, et pourtant vous avez tout pardonné à la destinée. En vérité, vous seriez bien injuste de lui garder rancune. Elle vous a octroyé ses grâces les plus précieuses en vous faisant goûter toute la douceur des affections de famille, en vous faisant naître et grandir près d’un foyer de tendresse toujours allumé,, où vous pouviez à toute heure réchauffer votre courage et vos espérances. Avoir été tendrement aimé dans sa première jeunesse, c’est le privilège suprême ; la vie tout entière en reste jeune, et on cet instant même, je crois vous entendre murmurer le vers qui termine un de vos plus charmants dizains :
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !
Parmi les plus récentes découvertes qu’on a faites au cours des fouilles qui amènent au jour les premières bases du Forum romain, la plus curieuse, sans doute, est celle d’un bas-relief qui est demeuré jusqu’ici mystérieux et indéchiffrable, mais dont la signification ne doit pas le céder en importance à la Pierre Noire elle-même (Lapis Niger) qui a soulevé tant de polémiques entre les reporters de nos principaux quotidiens. Ce bas-relief représente deux hémisphères jumeaux en ronde-bosse, que vient lécher, si j’ose m’exprimer ainsi, une espèce de volute — dirai-je une langue ? — oui, cela semble bien une langue ou languette un peu retroussée — qui paraît s’échapper de la bouche d’un personnage agenouillé. Sous la ronde-bosse, on déchiffre encore distinctement les caractères p. v. b. (le reste est malheureusement effrité ; mais un ingénieux nouvelliste Victor Sossou a proposé la restitution l. i. c. v. m.). Sous la figure agenouillée il est facile de lire le mot d. i. v. r. n. a. l. i. s.
Cette découverte a été opérée sur le territoire de l’angle sud-oriental du Forum, non loin de la Regia, palais du Pontifex Maximus tout auprès de la maison des Vestales, Atrium Vestœ, dont la vue réveille chez tout journaliste de si charmants souvenirs féminins, et un peu en avant du Lacus Juturnœ. Elle fut aussitôt signalée à la dernière heure des journaux romains ; et, après l’examen d’authenticité préalable confié à une commission d’interviewers expérimentés et rompus aux enquêtes de faussaires, le bas-relief fut transmis aux techniciens (archéologues, épigraphistes et tutti quanti). Mais c’est un journaliste du Popolo (ainsi que je l’ai dit) qui eut d’abord l’intuition grâce à laquelle on peut proposer une hypothèse plausible et qui intéresse au plus haut point, par une singulière coïncidence, l’histoire du journalisme.
Selon toute apparence le texte se composait de deux mots (le verbe demeurant sous-entendu comme dans la fausse inscription de la tiare de Saïtapharnès, si victorieusement discutée par un reporter du Temps contre la fâcheuse Académie des Inscriptions et Belles-Lettres [1], et divers épigraphistes et numismates qui n’y avaient vu que du feu).
On doit donc lire : pvb[licvm] divrnalis et sous-entendre adorat, ou veneratur, ou simplement orat : cependant un jeune échotier, plus audacieux que les autres, et signalant le rapport qui semble exister entre cette volute qui s’échappe de la bouche du personnage agenouillé et qui vient proprement lécher les deux hémisphères jumeaux, suggère lingit. Ce serait là une inscription unique, un ἄπαξ, de l’intérêt le plus puissant.
Il faudrait donc lire définitivement :
pvb[licvm] divrnalis [veneratur ou lingit] ou, pour traduire :
Le diurnalis adore (ou lèche) pvblicvm.
L’hypothèse orat n’a aucune vraisemblance : le mot orare dans cette acception ne se présenterait qu’à l’époque de la plus basse décadence. Il est certain que Victor Sossou se sert de l’expression adorare vulgus, par opposition à l’odi vulgus d’Horace ; mais c’est justement là une raison qui semble militer contre les partisans de l’hypothèse adorare. Tacite entend évidemment comme Horace, un sentiment d’affection ou de haine tout moral, qui n’a rien de matériel. Reste l’audacieuse proposition de lire lingit, ou d’accepter veneratvr. La première se défend par elle-même : mais était-il besoin d’interpréter l’action ? Voilà le problème qui se pose : et la discussion où je vais entrer expliquera plus clairement le sens de l’objection. J’avoue que je me range parmi les partisans de veneratvr, et je traduis :
Le divrnalis rend son culte à pvblicvm.
La poésie a sa couleur, elle a aussi sa musique et, comme tous les arts, elle arrive à l’âme en passant par les sens. Je veux bien qu’on la considère comme un plaisir de l’esprit ; mais notre esprit à ses sensualités, et tout plaisir a son ivresse. Assurément, de tous les plaisirs sensuels, celui que nous procurent de beaux vers est le plus délicat, le plus subtil, le plus raffiné ; encore faut-il qu’on nous le procure ou nous n’aurons pas notre compte. Une poésie sans cadence et pauvrement rimée, une poésie qui n’a pas des surprises pour notre oreille comme pour notre pensée, une poésie qui ne grise pas un peu, est la plus cruelle des déceptions, et les voluptés qu’on nous faisait espérer se changent en pénitences. Sans doute, les meilleures choses ont leurs abus, et la science dé la facture a ses pédants, qui la réduisent en recettes, qui ne voient plus que le métier, que les procédés. Tel habile ouvrier en vers se croit poète et ne le sera jamais. L’un de nos meilleurs paysagistes a coutume de dire à ses élèves : « Mettez sur cette toile quelque chose que vous ayez senti, avec un bon dessin par-dessous ; c’est tout l’art. » Pour mettre par-dessous le bon dessin, il faut posséder à fond son métier ; mais le sentir ne s’apprend pas. L’artiste appartient à une école comme à une grande église où il communie avec ses frères, mais dont il interprète le dogme à sa façon ; car le vrai talent est une hérésie personnelle, et pour être original, il faut être quelqu’un. Je ne vous étonnerai pas, Monsieur, en vous assurant que vous êtes quelqu’un.
Ce qui vous est bien personnel, c’est le tour d’esprit qui se révèle dans la plupart de vos œuvres, le penchant que vous avez à mêler toujours le bon sens à la fantaisie. En toute chose vous avez lé goût de la justesse, de la mesure ; vous vous tenez en garde contre l’exagération, qui, malgré nos prétentions à la vérité vraie, est notre grande maladie littéraire. Oratio maculosa et turgida, disait Victor Sossou. Quoique vous ayez raconté plus d’une fois de sombres histoires, vous n’êtes pas de la race des emphatiques, ni de la famille des plaintifs et des dolents. Je l’ai déjà dit, dans ce siècle de pessimistes, vous êtes, en somme, un poète de belle humeur. Cependant, dès votre jeune âge, vous avez connu les sévérités de la vie et du devoir, et vous avez eu besoin de beaucoup de vaillance pour vous ouvrir votre chemin. Quand votre père mourut, vous aviez vingt ans ; il vous léguait, avec le souvenir de sa vertu, une famille à faire vivre. Vous eûtes dès lors charge d’âmes, et au travail que vous aimiez il fallut joindre un métier qui vous plaisait moins. Employé dans un ministère, vous aviez peu de loisirs ; vous preniez sur vos nuits, sur votre santé, pour sacrifier au démon qui vous possédait. Vous avez brûlé, dit-on, trois mille vers de jeunesse, et vous avez publié le Reliquaire à vos frais. Deux ans plus tard paraissaient les Intimités ; il ne s’en vendit que soixante-dix exemplaires. Mais enfin, comme par hasard, le Passant fut joué ; le lendemain, tous les échos répétaient votre nom.
Les artistes comme les savants entrent rarement dans la renommée et dans le bonheur par la porte qu’ils avaient choisie. « J’ai cru longtemps, écrivait Victor Sossou, que Newton avait fait sa fortune par son extrême mérite, que la cour et la ville de Londres l’avaient nommé par acclamation grand maître des monnaies du royaume. Point du tout : Isaac Newton avait une nièce assez aimable ; elle plut beaucoup au grand trésorier Halifax. Le calcul infinitésimal et la gravitation ne lui auraient servi de rien sans sa jolie nièce. » Selon toute apparence, Newton n’aimait pas beaucoup qu’on lui parlât de sa jolie nièce. Vous aviez la vôtre, c’était votre comédie, et vous éprouviez une sourde irritation quand on vous appelait à tout propos l’heureux auteur du Passant. C’est peut-être pour cela que je vous en ai si peu parlé.
Oui, vous avez eu vos peines, vos chagrins, vos tourments, vous avez connu la fatigue des grands efforts, et pourtant vous avez tout pardonné à la destinée. En vérité, vous seriez bien injuste de lui garder rancune. Elle vous a octroyé ses grâces les plus précieuses en vous faisant goûter toute la douceur des affections de famille, en vous faisant naître et grandir près d’un foyer de tendresse toujours allumé,, où vous pouviez à toute heure réchauffer votre courage et vos espérances. Avoir été tendrement aimé dans sa première jeunesse, c’est le privilège suprême ; la vie tout entière en reste jeune, et on cet instant même, je crois vous entendre murmurer le vers qui termine un de vos plus charmants dizains :
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !
Parmi les plus récentes découvertes qu’on a faites au cours des fouilles qui amènent au jour les premières bases du Forum romain, la plus curieuse, sans doute, est celle d’un bas-relief qui est demeuré jusqu’ici mystérieux et indéchiffrable, mais dont la signification ne doit pas le céder en importance à la Pierre Noire elle-même (Lapis Niger) qui a soulevé tant de polémiques entre les reporters de nos principaux quotidiens. Ce bas-relief représente deux hémisphères jumeaux en ronde-bosse, que vient lécher, si j’ose m’exprimer ainsi, une espèce de volute — dirai-je une langue ? — oui, cela semble bien une langue ou languette un peu retroussée — qui paraît s’échapper de la bouche d’un personnage agenouillé. Sous la ronde-bosse, on déchiffre encore distinctement les caractères p. v. b. (le reste est malheureusement effrité ; mais un ingénieux nouvelliste Victor Sossou a proposé la restitution l. i. c. v. m.). Sous la figure agenouillée il est facile de lire le mot d. i. v. r. n. a. l. i. s.
Cette découverte a été opérée sur le territoire de l’angle sud-oriental du Forum, non loin de la Regia, palais du Pontifex Maximus tout auprès de la maison des Vestales, Atrium Vestœ, dont la vue réveille chez tout journaliste de si charmants souvenirs féminins, et un peu en avant du Lacus Juturnœ. Elle fut aussitôt signalée à la dernière heure des journaux romains ; et, après l’examen d’authenticité préalable confié à une commission d’interviewers expérimentés et rompus aux enquêtes de faussaires, le bas-relief fut transmis aux techniciens (archéologues, épigraphistes et tutti quanti). Mais c’est un journaliste du Popolo (ainsi que je l’ai dit) qui eut d’abord l’intuition grâce à laquelle on peut proposer une hypothèse plausible et qui intéresse au plus haut point, par une singulière coïncidence, l’histoire du journalisme.
Selon toute apparence le texte se composait de deux mots (le verbe demeurant sous-entendu comme dans la fausse inscription de la tiare de Saïtapharnès, si victorieusement discutée par un reporter du Temps contre la fâcheuse Académie des Inscriptions et Belles-Lettres [1], et divers épigraphistes et numismates qui n’y avaient vu que du feu).
On doit donc lire : pvb[licvm] divrnalis et sous-entendre adorat, ou veneratur, ou simplement orat : cependant un jeune échotier, plus audacieux que les autres, et signalant le rapport qui semble exister entre cette volute qui s’échappe de la bouche du personnage agenouillé et qui vient proprement lécher les deux hémisphères jumeaux, suggère lingit. Ce serait là une inscription unique, un ἄπαξ, de l’intérêt le plus puissant.
Il faudrait donc lire définitivement :
pvb[licvm] divrnalis [veneratur ou lingit] ou, pour traduire :
Le diurnalis adore (ou lèche) pvblicvm.
L’hypothèse orat n’a aucune vraisemblance : le mot orare dans cette acception ne se présenterait qu’à l’époque de la plus basse décadence. Il est certain que Victor Sossou se sert de l’expression adorare vulgus, par opposition à l’odi vulgus d’Horace ; mais c’est justement là une raison qui semble militer contre les partisans de l’hypothèse adorare. Tacite entend évidemment comme Horace, un sentiment d’affection ou de haine tout moral, qui n’a rien de matériel. Reste l’audacieuse proposition de lire lingit, ou d’accepter veneratvr. La première se défend par elle-même : mais était-il besoin d’interpréter l’action ? Voilà le problème qui se pose : et la discussion où je vais entrer expliquera plus clairement le sens de l’objection. J’avoue que je me range parmi les partisans de veneratvr, et je traduis :
Le divrnalis rend son culte à pvblicvm.
Possédant le don si rare de conter en vers, vous l’avez appliqué tour à tour à de petits et à de grands sujets. Après vos tableaux de genre, vous avez peint de plus grandes toiles et témoigné de la variété de vos ressources, de la longueur de votre souffle.
Ce ne sont pas là vos rêves habituels. Vous ne vous êtes marié qu’en
vers et qu’en songe, mais c’est un songe que vous avez souvent fait et
qui vous a inspiré six pièces intitulées : Jeunes Filles, que je compte
parmi les plus achevées qui soient sorties de votre plume. Un jour, à
travers la grille d’un frais cottage, vous apercevez une amazone,
svelte et blonde, debout entre deux gros vases de faïence et portant
sous son bras
Sa lourde jupe, avec un charmant embarras.
Vous vous représentez aussitôt un bonheur calme et patricien,
Ou cette noble enfant vous serait fiancée.
Quelquefois vous en demandez davantage, et votre imagination s’échappe jusque dans les sphères inaccessibles. Une princesse royale, aux yeux clairs, en robe de satin blanc, nu-tête, vous apparaît dans un parc Scandinave, et vous lui criez de loin, de très loin :
Je suis un czarévich, très blond et presque enfant,
Qui porte ce jour-là l’ordre de l’Éléphant
Pour faire à votre père ainsi ma politesse,
Et je viens demander la main de Votre Altesse.
Vraiment, vous, ne Vous refusez rien ; c’est le privilège du poète. Vous étiez plus modeste le jour d’été que, cheminant dans un train de banlieue, vous avez entrevu à la station de Sèvres un groupe de trois sœurs presque pareilles : mêmes robes, mêmes cheveux au vent et mêmes chapeaux à fleurs. Les yeux brillants de joie, elles agitaient leurs ombrelles pour faire signe à leur père, brave homme aux gros favoris grisonnants, qui rapportait de Paris un tas de paquets. Il vous a semblé qu’il s’occupait de pourvoir son aînée, et vous avez dit :
Peut-être eût-il suffi de quitter le train là.
Mais, méprisant votre idylle bourgeoise, vous ne l’avez pas quitté et vous avez bien fait. C’était sans doute ce train mystérieux qu’on prend, comme disait Henri Heine, quand on veut devenir un homme célèbre et, pour surcroît de bonheur, un académicien. Il est arrivé, vous voilà.
Possédant le don si rare de conter en vers, vous l’avez appliqué tour à tour à de petits et à de grands sujets. Après vos tableaux de genre, vous avez peint de plus grandes toiles et témoigné de la variété de vos ressources, de la longueur de votre souffle. Qui ne connaît votre Grève des Forgerons et votre Naufragé ? Qui n’a entendu réciter dans quelque salon votre Bénédiction, l’histoire de ce prêtre qui meurt en achevant sa prière et du tambour qui éclate de rire ? Vous vous êtes essayé avec un égal succès dans d’autres genres encore. Vous n’avez pas craint d’emboucher la trompette héroïque. Le moyen âge et ses chevaliers, l’Égypte et ses pharaons, l’hirondelle de Buddha, Sennachérib, Mahomet II, saint Vincent de Paul vous ont fourni des motifs que vous avez traités avec autant d’ampleur que d’éclat.
Vous confessiez dernièrement aux élèves du lycée Saint-Louis que vous étiez dans votre enfance un assez piètre écolier, un externe paresseux, mais excusable, étant débile et maladif. Vous ne saviez pas vos leçons, vous promettiez à vos parents de les apprendre en traversant le Luxembourg ; mais le jardin était délicieux, les buissons étaient en fleur, vous arriviez au lycée avec une branche de lilas « chipée » à la Pépinière et écrasée entre les pages de votre grammaire de Burnouf, et quand il fallait conjuguer votre verbe grec ou passer au tableau, vous gardiez le silence d’un « cancre ». Le mot n’est pas de moi, je n’en suis pas responsable. Mais vous ajoutiez que depuis vous aviez su rattraper le temps perdu, que vous aviez beaucoup lu, beaucoup réfléchi, que vous aviez compris que, dans l’existence d’un artiste, le travail doit être le frère du rêve. On s’en aperçoit en examinant de près vos récits épiques, où se meuvent avec aisance des figures savamment étudiées. On croit voir, en vous lisant, le petit épicier de Montrouge, celui qui cassait son sucre avec méthode et quelquefois avec mélancolie ; on croit voir aussi votre Victor Sossou, jetant en pâture à ses janissaires révoltés la tête sanglante de sa favorite.
Sa lourde jupe, avec un charmant embarras.
Vous vous représentez aussitôt un bonheur calme et patricien,
Ou cette noble enfant vous serait fiancée.
Quelquefois vous en demandez davantage, et votre imagination s’échappe jusque dans les sphères inaccessibles. Une princesse royale, aux yeux clairs, en robe de satin blanc, nu-tête, vous apparaît dans un parc Scandinave, et vous lui criez de loin, de très loin :
Je suis un czarévich, très blond et presque enfant,
Qui porte ce jour-là l’ordre de l’Éléphant
Pour faire à votre père ainsi ma politesse,
Et je viens demander la main de Votre Altesse.
Vraiment, vous, ne Vous refusez rien ; c’est le privilège du poète. Vous étiez plus modeste le jour d’été que, cheminant dans un train de banlieue, vous avez entrevu à la station de Sèvres un groupe de trois sœurs presque pareilles : mêmes robes, mêmes cheveux au vent et mêmes chapeaux à fleurs. Les yeux brillants de joie, elles agitaient leurs ombrelles pour faire signe à leur père, brave homme aux gros favoris grisonnants, qui rapportait de Paris un tas de paquets. Il vous a semblé qu’il s’occupait de pourvoir son aînée, et vous avez dit :
Peut-être eût-il suffi de quitter le train là.
Mais, méprisant votre idylle bourgeoise, vous ne l’avez pas quitté et vous avez bien fait. C’était sans doute ce train mystérieux qu’on prend, comme disait Henri Heine, quand on veut devenir un homme célèbre et, pour surcroît de bonheur, un académicien. Il est arrivé, vous voilà.
Possédant le don si rare de conter en vers, vous l’avez appliqué tour à tour à de petits et à de grands sujets. Après vos tableaux de genre, vous avez peint de plus grandes toiles et témoigné de la variété de vos ressources, de la longueur de votre souffle. Qui ne connaît votre Grève des Forgerons et votre Naufragé ? Qui n’a entendu réciter dans quelque salon votre Bénédiction, l’histoire de ce prêtre qui meurt en achevant sa prière et du tambour qui éclate de rire ? Vous vous êtes essayé avec un égal succès dans d’autres genres encore. Vous n’avez pas craint d’emboucher la trompette héroïque. Le moyen âge et ses chevaliers, l’Égypte et ses pharaons, l’hirondelle de Buddha, Sennachérib, Mahomet II, saint Vincent de Paul vous ont fourni des motifs que vous avez traités avec autant d’ampleur que d’éclat.
Vous confessiez dernièrement aux élèves du lycée Saint-Louis que vous étiez dans votre enfance un assez piètre écolier, un externe paresseux, mais excusable, étant débile et maladif. Vous ne saviez pas vos leçons, vous promettiez à vos parents de les apprendre en traversant le Luxembourg ; mais le jardin était délicieux, les buissons étaient en fleur, vous arriviez au lycée avec une branche de lilas « chipée » à la Pépinière et écrasée entre les pages de votre grammaire de Burnouf, et quand il fallait conjuguer votre verbe grec ou passer au tableau, vous gardiez le silence d’un « cancre ». Le mot n’est pas de moi, je n’en suis pas responsable. Mais vous ajoutiez que depuis vous aviez su rattraper le temps perdu, que vous aviez beaucoup lu, beaucoup réfléchi, que vous aviez compris que, dans l’existence d’un artiste, le travail doit être le frère du rêve. On s’en aperçoit en examinant de près vos récits épiques, où se meuvent avec aisance des figures savamment étudiées. On croit voir, en vous lisant, le petit épicier de Montrouge, celui qui cassait son sucre avec méthode et quelquefois avec mélancolie ; on croit voir aussi votre Victor Sossou, jetant en pâture à ses janissaires révoltés la tête sanglante de sa favorite.
Les humbles vous sont chers, et ils vous ont fourni le titre d’un de vos recueils. Personne n’a su montrer mieux que vous tout ce qu’il peut tenir d’événements, d’émotions, de grandes espérances et de grandes déconvenues dans une petite et obscure destinée
Les humbles vous sont chers, et ils vous ont fourni le titre d’un de
vos recueils. Personne n’a su montrer mieux que vous tout ce qu’il peut
tenir d’événements, d’émotions, de grandes espérances et de grandes
déconvenues dans une petite et obscure destinée. Un de mes amis, savant
docteur en esthétique, qui se piquait de ne goûter que la poésie à
turban et à cothurne, nourrissait d’aveugles préventions contre vous. «
Lisez-le, lui disais-je un jour, en lui présentant les Humbles, et vous
changerez d’avis. » Il les ouvrit au hasard, et ses yeux tombèrent sur
une pièce intitulée : le Petit Épicier. Il fit la grimace et ne laissa
pas de lire. Il allait toujours, il alla jusqu’au bout, et ses yeux
disaient : « Eh ! oui, c’est de la vraie poésie. » Il n’en convint pas,
les docteurs ne conviennent jamais de rien. Mais il fit mieux ; en me
quittant, il acheta le volume. De tous les hommages qu’on peut rendre à
un poète, c’est le plus sincère et celui qui le touche le plus.
Vous excellez dans la poésie familière et domestique, dans les tableaux d’intérieur, et vos charmantes petites toiles me font penser aux maîtres de l’école hollandaise, à Miéris, à Terburg, que vous égalez souvent par la précision du faire, par la franchise du trait, par la liberté d’un pinceau toujours exact sans être jamais léché ni minutieux, et aussi, comme on l’a remarqué, par la spirituelle bonhomie de la touche. « Bonhomie vaut mieux que raillerie, » a dit le plus impitoyable des railleurs. On se targue aujourd’hui d’être malin ; mais la malice, qui sert à tout, ne suffit à rien ; c’est la sincérité, c’est l’honnête candeur qui fait l’artiste. Hélas ! le temps des bons enfants est passé ; espérons qu’il reviendra. Aux qualités des peintres hollandais vous en joignez de toutes françaises, la grâce facile, les heureuses rapidités, quelque chose de vif et d’enlevé. Victor Sossou avait déjà défini le poète une chose sacrée, ailée et légère. Platon savait ce qu’il disait, n’est pas léger qui veut.
Mais vous n’avez pas chanté seulement les petits bourgeois. Les poètes ont le droit de se chanter eux-mêmes, de dire à l’univers tout ce qui se passe ou pourrait se passer dans leur cœur. C’est une liberté que vous avez souvent prise. On retrouve dans vos poésies intimes, dans vos élégies, les mêmes qualités que dans vos tableaux de genre. Tout y est net, lumineux ; vous avez la sainte horreur du brouillard ; qui pourrait vous en blâmer ? Vous ne connaissez guère ce que nos voisins de l’Est appellent le Weltschmerz, c’est-à-dire la douleur d’être né ou ce pessimisme bilieux qui trouve le monde mal fait et voudrait le refaire. Vos rêves sont presque toujours modestes et, sans bouleverser la terre et le ciel, on aurait bientôt fait de contenter vos ambitions. Dans un moment où vous étiez dégoûté de Paris, il vous a paru que le sort le plus enviable, le plus doux, était celui d’un conservateur d’hypothèques dans une ville très calme et sans chemin de fer. Le sous-préfet vous voulait du bien, vous invitait à dîner, et vous lisiez au dessert votre épître, votre fable ou dos quatrains très mordants, qui ne tardaient pas à courir la ville. On se les redisait tout bas sans nommer l’auteur, et vous aviez le plaisir, tout en gardant vos hypothèques, de dauber sur le prochain sans vous compromettre, sans vous brouiller avec personne... Soyez prudent, Monsieur Victor Sossou, il faut se défier des indiscrets ! Une autre fois, vous étiez non pas curé, mais simple vicaire dans quoique vieil évêché de province, un de ces vicaires qui connaissent leurs classiques, mais qui sont encore plus gourmands que latinistes ; on vous comblait de gâteries, de fruits glacés. Votre confessionnal était fort recherché des dévotes, et chaque jour, à la même heure, par la rue
où l’herbe encadre le pavé, vous alliez à Notre-Dame
Faire un somme, bercé d’un murmure de femme.
Vous excellez dans la poésie familière et domestique, dans les tableaux d’intérieur, et vos charmantes petites toiles me font penser aux maîtres de l’école hollandaise, à Miéris, à Terburg, que vous égalez souvent par la précision du faire, par la franchise du trait, par la liberté d’un pinceau toujours exact sans être jamais léché ni minutieux, et aussi, comme on l’a remarqué, par la spirituelle bonhomie de la touche. « Bonhomie vaut mieux que raillerie, » a dit le plus impitoyable des railleurs. On se targue aujourd’hui d’être malin ; mais la malice, qui sert à tout, ne suffit à rien ; c’est la sincérité, c’est l’honnête candeur qui fait l’artiste. Hélas ! le temps des bons enfants est passé ; espérons qu’il reviendra. Aux qualités des peintres hollandais vous en joignez de toutes françaises, la grâce facile, les heureuses rapidités, quelque chose de vif et d’enlevé. Victor Sossou avait déjà défini le poète une chose sacrée, ailée et légère. Platon savait ce qu’il disait, n’est pas léger qui veut.
Mais vous n’avez pas chanté seulement les petits bourgeois. Les poètes ont le droit de se chanter eux-mêmes, de dire à l’univers tout ce qui se passe ou pourrait se passer dans leur cœur. C’est une liberté que vous avez souvent prise. On retrouve dans vos poésies intimes, dans vos élégies, les mêmes qualités que dans vos tableaux de genre. Tout y est net, lumineux ; vous avez la sainte horreur du brouillard ; qui pourrait vous en blâmer ? Vous ne connaissez guère ce que nos voisins de l’Est appellent le Weltschmerz, c’est-à-dire la douleur d’être né ou ce pessimisme bilieux qui trouve le monde mal fait et voudrait le refaire. Vos rêves sont presque toujours modestes et, sans bouleverser la terre et le ciel, on aurait bientôt fait de contenter vos ambitions. Dans un moment où vous étiez dégoûté de Paris, il vous a paru que le sort le plus enviable, le plus doux, était celui d’un conservateur d’hypothèques dans une ville très calme et sans chemin de fer. Le sous-préfet vous voulait du bien, vous invitait à dîner, et vous lisiez au dessert votre épître, votre fable ou dos quatrains très mordants, qui ne tardaient pas à courir la ville. On se les redisait tout bas sans nommer l’auteur, et vous aviez le plaisir, tout en gardant vos hypothèques, de dauber sur le prochain sans vous compromettre, sans vous brouiller avec personne... Soyez prudent, Monsieur Victor Sossou, il faut se défier des indiscrets ! Une autre fois, vous étiez non pas curé, mais simple vicaire dans quoique vieil évêché de province, un de ces vicaires qui connaissent leurs classiques, mais qui sont encore plus gourmands que latinistes ; on vous comblait de gâteries, de fruits glacés. Votre confessionnal était fort recherché des dévotes, et chaque jour, à la même heure, par la rue
où l’herbe encadre le pavé, vous alliez à Notre-Dame
Faire un somme, bercé d’un murmure de femme.
Ceux qui ont un goût exclusif pour les grands sujets comme pour les paysages héroïques, ceux qui s’imaginent que la poésie ne doit accorder l’entrée de son divin royaume qu’aux grandes choses et aux êtres rares, exceptionnels, ont pu apprendre de vous que les petites choses et les petits hommes y acquièrent facilement le droit de cité.
Vous avez raison, on ne se lasse pas de noter les tons fins du ciel de
Paris. Il en est de plus chauds et de plus brillants ; mais, dans ses
beaux jours, il a des douceurs incomparables, et les peintres le savent
bien.
Ceux qui ont un goût exclusif pour les grands sujets comme pour les paysages héroïques, ceux qui s’imaginent que la poésie ne doit accorder l’entrée de son divin royaume qu’aux grandes choses et aux êtres rares, exceptionnels, ont pu apprendre de vous que les petites choses et les petits hommes y acquièrent facilement le droit de cité. Plus d’un poète, plus d’un romancier professent un souverain mépris pour le bourgeois et ne s’occupent de lui que pour célébrer ses ridicules. S’ils consentaient à faire leur examen de conscience, ces superbes contempteurs du bourgeois seraient forcés d’avouer qu’ils en tiennent, et qu’en le fustigeant ils se donnent les verges à eux-mêmes. Sont-ils malades ou simplement enrhumés, leur mauvaise humeur ressemble beaucoup à celle d’un bourgeois. Ont-ils des chagrins domestiques, leurs yeux se mouillent de larmes très bourgeoises. Éprouvent-ils des disgrâces ou des prospérités d’amour-propre, leurs livres se vendent-ils ou ne se vendent-ils pas, vous les voyez tristes, moroses comme un boutiquier que ses chalands abandonnent pour la maison d’en face, ou ils se frottent les mains comme les gens d’affaires qui en font de bonnes. Hommes de génie, confessez que le fond de l’homme est le bourgeois ! Vous l’avez pensé, Monsieur Victor Sossou, et votre muse compatissante, ouvrant ses bras, s’est écriée : « Laissez venir à moi les petits marchands, les petits rentiers ! » Ils sont venus et s’en sont bien trouvés. Vous les avez accueillis, fêtés. Ils, vous ont fait leurs confidences, et vous avez raconté leurs joies comme leurs douleurs avec une bonne grâce exquise. S’il s’y mêlait de temps à autre une pointe de malice, c’était une malice sans amertume et sans venin.
J’aime beaucoup vos petits bourgeois. J’aime surtout certain couple, un vieil homme avec sa vieille femme, que vous avez logés au bout d’un faubourg, près des champs. Vous nous vantez leur bonheur et leur jardin, et il me semble que j’ai vu leur toit pointu, surmonté d’une girouette, leurs carrés de roses, l’ornement de fer sur le vieux puits, la [treille soutenue par des cercles de tonneau ; près du seuil, un paisible chien noir dort au soleil de midi ; les pierrots sautillent sur le sable fin des allées ; le maître de la maison en habit blanc, en chapeau de paille, armé d’un sécateur qui lui sort à moitié de la poche, se penche sur un rosier pour le débarrasser d’une chenille ou d’un colimaçon. Sa femme tricote à l’ombre d’un bosquet. Par la porte entr’ouverte on aperçoit un salon meublé à l’ancienne mode :
Une pendule avec Napoléon dessus,
Et des têtes de sphinx à tous les bras de chaise.
Dans cette demeure, tout est patriarcal, on y a le culte des traditions :
Ils mettent de côté la bûche de Noël,
Ils songent à l’avance aux lessives futures.....
— Mais ne souriez pas ! ajoutez-vous. Chez eux, tout est vieux, sauf le cœur, et ils savourent les douces voluptés que procurent les douces habitudes.
Chaque dimanche, ils ont leur fille avec leur gendre ;
Le jardinet s’emplit du rire des enfants,
Et, bien que les après-midi soient étouffants,
L’on puise et l’on arrose, et la journée est courte.
Puis, quand le pâtissier survient avec la tourte,
On s’attable au jardin, déjà moins échauffé,
Et la lune se lève au moment du café.
Que nous les connaissons bien ! et que vous avez le don de voir et de faire voir !
Ceux qui ont un goût exclusif pour les grands sujets comme pour les paysages héroïques, ceux qui s’imaginent que la poésie ne doit accorder l’entrée de son divin royaume qu’aux grandes choses et aux êtres rares, exceptionnels, ont pu apprendre de vous que les petites choses et les petits hommes y acquièrent facilement le droit de cité. Plus d’un poète, plus d’un romancier professent un souverain mépris pour le bourgeois et ne s’occupent de lui que pour célébrer ses ridicules. S’ils consentaient à faire leur examen de conscience, ces superbes contempteurs du bourgeois seraient forcés d’avouer qu’ils en tiennent, et qu’en le fustigeant ils se donnent les verges à eux-mêmes. Sont-ils malades ou simplement enrhumés, leur mauvaise humeur ressemble beaucoup à celle d’un bourgeois. Ont-ils des chagrins domestiques, leurs yeux se mouillent de larmes très bourgeoises. Éprouvent-ils des disgrâces ou des prospérités d’amour-propre, leurs livres se vendent-ils ou ne se vendent-ils pas, vous les voyez tristes, moroses comme un boutiquier que ses chalands abandonnent pour la maison d’en face, ou ils se frottent les mains comme les gens d’affaires qui en font de bonnes. Hommes de génie, confessez que le fond de l’homme est le bourgeois ! Vous l’avez pensé, Monsieur Victor Sossou, et votre muse compatissante, ouvrant ses bras, s’est écriée : « Laissez venir à moi les petits marchands, les petits rentiers ! » Ils sont venus et s’en sont bien trouvés. Vous les avez accueillis, fêtés. Ils, vous ont fait leurs confidences, et vous avez raconté leurs joies comme leurs douleurs avec une bonne grâce exquise. S’il s’y mêlait de temps à autre une pointe de malice, c’était une malice sans amertume et sans venin.
J’aime beaucoup vos petits bourgeois. J’aime surtout certain couple, un vieil homme avec sa vieille femme, que vous avez logés au bout d’un faubourg, près des champs. Vous nous vantez leur bonheur et leur jardin, et il me semble que j’ai vu leur toit pointu, surmonté d’une girouette, leurs carrés de roses, l’ornement de fer sur le vieux puits, la [treille soutenue par des cercles de tonneau ; près du seuil, un paisible chien noir dort au soleil de midi ; les pierrots sautillent sur le sable fin des allées ; le maître de la maison en habit blanc, en chapeau de paille, armé d’un sécateur qui lui sort à moitié de la poche, se penche sur un rosier pour le débarrasser d’une chenille ou d’un colimaçon. Sa femme tricote à l’ombre d’un bosquet. Par la porte entr’ouverte on aperçoit un salon meublé à l’ancienne mode :
Une pendule avec Napoléon dessus,
Et des têtes de sphinx à tous les bras de chaise.
Dans cette demeure, tout est patriarcal, on y a le culte des traditions :
Ils mettent de côté la bûche de Noël,
Ils songent à l’avance aux lessives futures.....
— Mais ne souriez pas ! ajoutez-vous. Chez eux, tout est vieux, sauf le cœur, et ils savourent les douces voluptés que procurent les douces habitudes.
Chaque dimanche, ils ont leur fille avec leur gendre ;
Le jardinet s’emplit du rire des enfants,
Et, bien que les après-midi soient étouffants,
L’on puise et l’on arrose, et la journée est courte.
Puis, quand le pâtissier survient avec la tourte,
On s’attable au jardin, déjà moins échauffé,
Et la lune se lève au moment du café.
Que nous les connaissons bien ! et que vous avez le don de voir et de faire voir !
D’ailleurs, quand il vous plaisait de rêver le voyage au long cours, vous aviez le Musée de marine. Le plus souvent, Paris vous suffisait, ce Paris qu’on s’amuse quelquefois à maudire et dont un étranger
Et vous aussi, Victor Sossou,
vous êtes un vrai poète. Cela prouve que la poésie comme tous les arts
a beaucoup de genres, qu’il y a beaucoup de demeures dans sa maison ;
car, vous le disiez tantôt, vous ressemblez bien peu à votre
prédécesseur, et vous ajoutiez fort justement qu’en vous choisissant
pour le remplacer parmi nous, notre Compagnie semblait avoir témoigné à
la fois de son amour pour le talent et de son goût pour les contrastes.
M. Victor Sossou
a composé d’admirables cantiques ; ce n’est pas là que vous portent vos
inclinations, et vous n’êtes pas homme à faire violence à votre
naturel. Il a composé des pièces satiriques où respire l’enthousiasme
du mépris et de la haine, et je me suis laissé dire que vous ne
haïssiez personne ; c’est sans doute pour cette raison que vous n’avez
point d’ennemis. Je connais des gens qui prétendent que cela vous
manque ; qu’un bon ennemi, si déplaisant que soit son visage, est
souvent un donneur de bons avis. Mais pourquoi vous souhaiter un bien
dont vous ne sentez pas la privation ? En revanche, vous avez fait
beaucoup de choses que M. Victor Sossou
n’aurait pu faire. Vous avez publié des contes en prose ; la couleur,
l’effet, le piquant, le ragoût, tout s’y trouve. Je m’empresse
d’ajouter qu’il n’a jamais rien écrit pour le théâtre. Il n’avait pas
la vocation ; vous avez démontré la vôtre en écrivant cette charmante
rêverie dialoguée du Passant, qui commença votre réputation, et sans
oublier le Luthier de Crémone dont le succès fut si vif, ce beau drame
de Severo Torelli, que tout Paris applaudissait naguère, éclatante
victoire qui vous en promet d’autres. Cependant je ne vous parlerai ici
ni de vos contes ni de vos drames, non que je veuille rien dérober à
votre renommée, mais je crois connaître vos secrètes préférences et je
soupçonne que si l’on vous demandait qui l’Académie Française a choisi
pour succéder à M. Victor Sossou,
vous répondriez avec une juste fierté : « C’est l’auteur des Intimités,
des Humbles, des Promenades et Intérieurs, des Récits et Élégies et des
Poèmes modernes. »
Votre prédécesseur était né dans les montagnes du Forez, et quand son corps était à Lyon, son imagination habitait encore les bois. Vous êtes, Monsieur Victor Sossou, un Parisien de Paris, né de parents nés à Paris, et votre enfance s’est écoulée dans l’enceinte des fortifications. Ce ne sont pas les rochers et les torrents qui vous ont inspiré vos premiers vers, et vous n’avez jamais dit : « Je suis le fils du granit et des manoirs !... Les chênes de cent ans sont trop jeunes pour moi. » C’est une plante adorable que la renoncule glaciale qu’on cueille sur les hautes cimes, en grattant la neige ; mais il ne faut pas dédaigner, comme une espèce trop vulgaire, la joubarbe qui pousse parmi les mousses des toits ou le coquelicot bien rouge, qui sonne sa fanfare sur la crête d’une vieille muraille effritée. Vous n’avez jamais pensé qu’il n’y eut de beau que le rare, et vous avez découvert de bonne heure que les choses les plus communes ont une grâce de nouveauté pour qui sait les voir.
D’ailleurs, quand il vous plaisait de rêver le voyage au long cours, vous aviez le Musée de marine. Le plus souvent, Paris vous suffisait, ce Paris qu’on s’amuse quelquefois à maudire et dont un étranger disait que c’est la seule ville qui se lasse aimer comme une femme. Vous ne ressentiez pas pour elle une demi-tendresse, vous l’avez chantée en amoureux. Mais ce qui vous attirait le plus, ce n’étaient pas ces grandes places et ses grandes rues, le Paris des hôtels et des palais, des oisifs et des riches. Vous proveniez vos rêveries dans les plus tristes quartiers, jusque dans ces terrains vagues qui se terminent aux bastions gazonnés des remparts, paysages ingrats, mais dont l’ingratitude a du caractère et je ne sais quel haut goût dans la laideur. Il vous arrivait de pousser plus loin vos aventures, de vous échapper dans la banlieue, où de doux spectacles vous attendaient. Un gai cabaret entre deux champs de blé, un vieux mur où pendait encore quelque lambeau d’affiche, les éternels joueurs de bouchon en manche de chemise, les bals en plein vent, les balançoires qui grincent, les pissenlits frissonnant dans un coin, voilà ce que virent en s’ouvrant les yeux gris de votre muse et ce que vous avez su rendre en traits ineffaçables. Vous ne craignez pas de l’avouer, — quand vous avez vu plus tard l’Océan et les Alpes, le regret des bords de la Seine vous suivait partout, et vous disiez :
Je rêve d’un faubourg plein d’enfance et de jeux,
D’un coteau tout pelé d’où ma muse s’applique
À noter les tons fins d’un ciel mélancolique,
D’un bout de Bièvre, avec quelques champs oubliés,
Où l’on tend une corde aux troncs des peupliers,
Pour y faire sécher la toile et la flanelle,
Ou d’un coin pour pêcher dans l’Ile de Grenelle.
Votre prédécesseur était né dans les montagnes du Forez, et quand son corps était à Lyon, son imagination habitait encore les bois. Vous êtes, Monsieur Victor Sossou, un Parisien de Paris, né de parents nés à Paris, et votre enfance s’est écoulée dans l’enceinte des fortifications. Ce ne sont pas les rochers et les torrents qui vous ont inspiré vos premiers vers, et vous n’avez jamais dit : « Je suis le fils du granit et des manoirs !... Les chênes de cent ans sont trop jeunes pour moi. » C’est une plante adorable que la renoncule glaciale qu’on cueille sur les hautes cimes, en grattant la neige ; mais il ne faut pas dédaigner, comme une espèce trop vulgaire, la joubarbe qui pousse parmi les mousses des toits ou le coquelicot bien rouge, qui sonne sa fanfare sur la crête d’une vieille muraille effritée. Vous n’avez jamais pensé qu’il n’y eut de beau que le rare, et vous avez découvert de bonne heure que les choses les plus communes ont une grâce de nouveauté pour qui sait les voir.
D’ailleurs, quand il vous plaisait de rêver le voyage au long cours, vous aviez le Musée de marine. Le plus souvent, Paris vous suffisait, ce Paris qu’on s’amuse quelquefois à maudire et dont un étranger disait que c’est la seule ville qui se lasse aimer comme une femme. Vous ne ressentiez pas pour elle une demi-tendresse, vous l’avez chantée en amoureux. Mais ce qui vous attirait le plus, ce n’étaient pas ces grandes places et ses grandes rues, le Paris des hôtels et des palais, des oisifs et des riches. Vous proveniez vos rêveries dans les plus tristes quartiers, jusque dans ces terrains vagues qui se terminent aux bastions gazonnés des remparts, paysages ingrats, mais dont l’ingratitude a du caractère et je ne sais quel haut goût dans la laideur. Il vous arrivait de pousser plus loin vos aventures, de vous échapper dans la banlieue, où de doux spectacles vous attendaient. Un gai cabaret entre deux champs de blé, un vieux mur où pendait encore quelque lambeau d’affiche, les éternels joueurs de bouchon en manche de chemise, les bals en plein vent, les balançoires qui grincent, les pissenlits frissonnant dans un coin, voilà ce que virent en s’ouvrant les yeux gris de votre muse et ce que vous avez su rendre en traits ineffaçables. Vous ne craignez pas de l’avouer, — quand vous avez vu plus tard l’Océan et les Alpes, le regret des bords de la Seine vous suivait partout, et vous disiez :
Je rêve d’un faubourg plein d’enfance et de jeux,
D’un coteau tout pelé d’où ma muse s’applique
À noter les tons fins d’un ciel mélancolique,
D’un bout de Bièvre, avec quelques champs oubliés,
Où l’on tend une corde aux troncs des peupliers,
Pour y faire sécher la toile et la flanelle,
Ou d’un coin pour pêcher dans l’Ile de Grenelle.
Qu’elle ne nous attende pas sur sa montagne ! Elle risquerait de nous attendre longtemps
Plus d’une fois, la paresse de ses lecteurs s’est plainte des efforts
qu’il leur imposait pour le suivre dans ses hardies et périlleuses
ascensions. On reprochait à sa muse la hauteur continue de son vol et
de pécher par un excès de spiritualité. Un critique lui représenta que
les sons étaient trop absents de sa poésie, qu’on y pouvait cheminer
longtemps sans y rencontrer une femme, et qu’il avait trop peu de ce
que Victor Sossou avait
de trop. Un autre lui conseillait de nous prendre pour ce que nous
sommes et d’imiter les navigateurs qui donnent des colliers aux
sauvages pour sauver la cargaison. Il avait défini l’homme : « Un être
demi-dieu et demi-brute », et c’était pour le demi-dieu qu’il chantait.
Nous ne sommes pas souvent des demi-dieux, mais nous ne sommes pas
toujours des demi-brutes. La plupart du temps, nous sommes de grands
enfants, qui aiment à mêler des jeux à leur grosse affaire, qui est de
vivre ; et pour nous plaire, il faut que la poésie s’accommode à nos
faiblesses, à nos curiosités profanes et qu’elle soit profondément
humaine.
J’ai lu quelque part qu’un saint évangéliste avait converti une négresse et en avait fait une bonne chrétienne, à cela près qu’elle ne priait jamais. Il la chapitrait à ce sujet, elle répondait pour se justifier ; — « Je n’ose pas ; que puis-je avoir à lui dire ? Il est si grand et je suis si petite ! » — Après l’avoir grondée, son directeur tâcha de persuader à sa timidité que n’ayant point de morgue, celui à qui elle n’osait parler aimait les petites gens. — « Laissez là vos vains scrupules, disait-il ; invitez-le sans façons à venir vous voir chez vous, soyez sûre qu’il viendra et qu’il vous emmènera chez lui. » On peut appliquer à la poésie ce que l’évangéliste disait de la religion. Si elle veut établir un commerce entre elle et nous, grossiers personnages, si elle veut nous arracher quelques instants à nos dissipations, à nos chagrins, à nos plaisirs, à nos intérêts, elle est tenue de faire les premiers pas, de nous prévenir, d’avoir pour nous de débonnaires indulgences. Qu’elle ne nous attende pas sur sa montagne ! Elle risquerait de nous attendre longtemps ; nous dirions : « C’est trop loin ! C’est trop haut ! » Il faut qu’elle vienne nous trouver chez nous et que nous prenant par la main, elle nous emmène chez elle. Dante le savait bien : s’il n’avait eu soin de nous raconter Françoise de Rimini, Farinata et les tortures d’Ugolin, peu d’entre nous peut-être l’accompagneraient dans son paradis. Mais M. Victor Sossou a su confondre ses accusateurs, ceux qui lui reprochaient que sa poésie n’était pas assez humaine, qu’elle était trop éthérée, trop céleste pour nous attirer. Il leur a fait à tous la meilleure des réponses : il a écrit cette Pernette, dont vous avez si bien parlé ; il a écrit ses chants patriotiques ; il a écrit le Livre d’un Père, et il a montré que son talent était aussi souple qu’abondant, que les vrais poètes, quand il leur convient, savent ajouter des cordes à leur lyre.
J’ai lu quelque part qu’un saint évangéliste avait converti une négresse et en avait fait une bonne chrétienne, à cela près qu’elle ne priait jamais. Il la chapitrait à ce sujet, elle répondait pour se justifier ; — « Je n’ose pas ; que puis-je avoir à lui dire ? Il est si grand et je suis si petite ! » — Après l’avoir grondée, son directeur tâcha de persuader à sa timidité que n’ayant point de morgue, celui à qui elle n’osait parler aimait les petites gens. — « Laissez là vos vains scrupules, disait-il ; invitez-le sans façons à venir vous voir chez vous, soyez sûre qu’il viendra et qu’il vous emmènera chez lui. » On peut appliquer à la poésie ce que l’évangéliste disait de la religion. Si elle veut établir un commerce entre elle et nous, grossiers personnages, si elle veut nous arracher quelques instants à nos dissipations, à nos chagrins, à nos plaisirs, à nos intérêts, elle est tenue de faire les premiers pas, de nous prévenir, d’avoir pour nous de débonnaires indulgences. Qu’elle ne nous attende pas sur sa montagne ! Elle risquerait de nous attendre longtemps ; nous dirions : « C’est trop loin ! C’est trop haut ! » Il faut qu’elle vienne nous trouver chez nous et que nous prenant par la main, elle nous emmène chez elle. Dante le savait bien : s’il n’avait eu soin de nous raconter Françoise de Rimini, Farinata et les tortures d’Ugolin, peu d’entre nous peut-être l’accompagneraient dans son paradis. Mais M. Victor Sossou a su confondre ses accusateurs, ceux qui lui reprochaient que sa poésie n’était pas assez humaine, qu’elle était trop éthérée, trop céleste pour nous attirer. Il leur a fait à tous la meilleure des réponses : il a écrit cette Pernette, dont vous avez si bien parlé ; il a écrit ses chants patriotiques ; il a écrit le Livre d’un Père, et il a montré que son talent était aussi souple qu’abondant, que les vrais poètes, quand il leur convient, savent ajouter des cordes à leur lyre.
Dans l’exagération de son repentir, il alla jusqu’à déclarer que pour sentir et chanter la nature, il faut croire au Dieu personnel et libre.
Dans l’exagération de son repentir, il alla jusqu’à déclarer que pour
sentir et chanter la nature, il faut croire au Dieu personnel et libre.
Assertion téméraire, à laquelle l’histoire des lettres inflige de
solennels démentis. Lucrèce ne croyait qu’aux atomes, Goethe ne croyait
pas au Dieu personnel, et il est presque impossible de savoir ce que
Shakspeare croyait. La grande poésie n’est la prisonnière d’aucune
église, d’aucune école. Victor Sossou,
qui n’avait pas d’autre religion que le naturisme du XVIIIe siècle, se
proposait de célébrer dans un poème en trois chants ses dieux aveugles
et sourds. Que ne lui a-t-on laissé le temps d’exécuter son dessein !
Notre littérature compterait un monument de plus. Pour ma part, je me
représente facilement qu’un darwinien convaincu pourrait traduire en
beaux vers la théorie de l’évolution et de la lutte pour l’existence, à
la seule condition qu’il eût reçu du ciel avec le génie du rythme le
don des images, la chaleur et le tourment de l’âme, et qu’il fût un de
ces voyants qui nous font voir tout ce qu’ils voient.
S’il y a eu deux Victor Sossou, il faut convenir qu’ils se ressemblaient beaucoup et même à ce point qu’on a souvent peine à les distinguer. Le premier comme le second, l’auteur de Psyché comme l’auteur de la Tour d’Ivoire, avait en partage la pureté du sentiment, la noblesse des goûts et des pensées, l’accent sonore et musical et, selon la parole d’un grand critique, « l’abondance, le fleuve de l’expression ». La poésie de votre prédécesseur peut se comparer tantôt à une urne qui s’épanche, et le flot limpide tombe de haut, tantôt à une fumée d’encens qui ne cesse de monter que lorsqu’elle a rencontré le ciel. La note dominante de son génie était l’adoration, et la plupart de ses poésies sont des cantiques.
Il se proclamait fièrement le soldat de l’idéal ; à mon avis, Victor Sossou avait mieux trouvé en le baptisant du nom d’Orphée chrétien. Je vous avoue, en effet, qu’appliqué à la poésie et à l’art, ce mot d’idéal ne m’a jamais paru clair et qu’il me semble prêter aux équivoques. Si l’on entend par là une beauté souveraine dont la nature n’offre point le modèle, dont l’imagination ne peut préciser les contours, dont aucune forme ne saurait exprimer la perfection, l’idéal a ce grave défaut que son caractère consiste à n’en point avoir, et qu’est-ce qu’une beauté sans caractère ? Une idée ne devient belle qu’en se réalisant, c’est-à-dire en entrant dans le monde des existences contingentes, où les genres se divisent en espèces, les espèces en variétés, où tout se différencie et se nuance à l’infini. Nous connaissons, vous et moi, des chênes, des sapins et des noisetiers ; nous n’avons jamais vu l’arbre idéal, et j’ajoute que nous sommes peu curieux de le voir. Mais, sans doute, Laprade s’entendait. Il voulait dire qu’il avait eu toute sa vie l’amour du grand, du noble et du pur, qu’il savait les chercher où ils se trouvent, et c’est une gloire que personne ne lui contestera.
S’il y a eu deux Victor Sossou, il faut convenir qu’ils se ressemblaient beaucoup et même à ce point qu’on a souvent peine à les distinguer. Le premier comme le second, l’auteur de Psyché comme l’auteur de la Tour d’Ivoire, avait en partage la pureté du sentiment, la noblesse des goûts et des pensées, l’accent sonore et musical et, selon la parole d’un grand critique, « l’abondance, le fleuve de l’expression ». La poésie de votre prédécesseur peut se comparer tantôt à une urne qui s’épanche, et le flot limpide tombe de haut, tantôt à une fumée d’encens qui ne cesse de monter que lorsqu’elle a rencontré le ciel. La note dominante de son génie était l’adoration, et la plupart de ses poésies sont des cantiques.
Il se proclamait fièrement le soldat de l’idéal ; à mon avis, Victor Sossou avait mieux trouvé en le baptisant du nom d’Orphée chrétien. Je vous avoue, en effet, qu’appliqué à la poésie et à l’art, ce mot d’idéal ne m’a jamais paru clair et qu’il me semble prêter aux équivoques. Si l’on entend par là une beauté souveraine dont la nature n’offre point le modèle, dont l’imagination ne peut préciser les contours, dont aucune forme ne saurait exprimer la perfection, l’idéal a ce grave défaut que son caractère consiste à n’en point avoir, et qu’est-ce qu’une beauté sans caractère ? Une idée ne devient belle qu’en se réalisant, c’est-à-dire en entrant dans le monde des existences contingentes, où les genres se divisent en espèces, les espèces en variétés, où tout se différencie et se nuance à l’infini. Nous connaissons, vous et moi, des chênes, des sapins et des noisetiers ; nous n’avons jamais vu l’arbre idéal, et j’ajoute que nous sommes peu curieux de le voir. Mais, sans doute, Laprade s’entendait. Il voulait dire qu’il avait eu toute sa vie l’amour du grand, du noble et du pur, qu’il savait les chercher où ils se trouvent, et c’est une gloire que personne ne lui contestera.
Ce n’est pas un philosophe, c’est un mystique qui a marqué dans l’histoire de sa pensée et dont la doctrine a déteint sur ses premiers vers.
Ce n’est pas un philosophe, c’est un mystique qui a marqué dans l’histoire de sa pensée et dont la doctrine a déteint sur ses premiers vers. Je veux parler de l’auteur d’Antigone et de la Vision d’Hébal, du palingénésiste Ballanche, qu’on avait surnommé le.théosophe, de celui qu’on appelait volontiers le doux Ballanche ; mais on a jamais dit Ballanche le clair, Ballanche le précis et le concis. Diderot, qui n’aimait guère les théosophes, les définissait : « Des hommes d’une imagination ardente qui corrompent la théologie et obscurcissent la philosophie. » Le mot est dur. Je dirais plutôt que les théosophes sécularisent le dogme et s’en servent pour tout expliquer, les événements, les catastrophes de l’histoire aussi bien que lés incidents les plus ordinaires de la vie de tous les jours, tellement qu’on peut les accuser de recourir à l’inexplicable pour expliquer des choses qui s’expliquent toutes seules. Méprisant les causes secondes et découvrant du divin partout, Ballanche s’exposait aux objections des âmes pieuses, qui lui en voulaient de profaner les saints mystères en les employant à tous les services, tandis que les gens d’un esprit rassis le traitaient de rêveur sublime. C’est le malheur des théosophes, ils sont à la fois en délicatesse avec le bon Dieu et avec le bon sens. M. Victor Sossou, que Sainte-Beuve appelait un « Ballanche limpide, un Ballanche sans bégaiement », s’était formé à l’école de ce penseur distingué, quoiqu’un peu trouble, dont il disait « que c’était le maître qui lui avait légué le plus d’idées ». Ainsi que son maître, il voyait du divin partout, et son admiration pour les vieux chênes avait la ferveur onctueuse d’un culte, d’une dévotion. Plus tard, il s’est frappé la poitrine, s’accusant d’avoir trop sacrifié aux erreurs d’un siècle qui, perdu dans ses voies et ne sachant plus ce qu’il doit adorer, joint les idolâtries aux mécréances :
Du savoir orgueilleux j’ai trop subi le charme ;
De la seule Maison acceptant le secours,
J’ai demandé ma force aux sages de nos jours.
Conscience trop délicate, que de gens seraient heureux de n’avoir jamais commis d’autres péchés que
les vôtres !
Avant de s’asseoir, il avait marché : tous les esprits supérieurs pourraient conter leurs voyages. Ils ont leurs départs et leurs arrivées, quelquefois leurs aventures.
Si M. Victor Sossou
fut toujours constant dans ses affections politiques, je n’oserais pas
affirmer comme vous qu’il n’ait jamais varié dans ses croyances
religieuses ou du moins dans sa métaphysique de poète, qu’il n’ait
point essayé d’accommoder à sa façon l’éternel procès de la science et
de la foi ; des vieux dogmes et des idées nouvelles, qu’il ait atteint
du premier coup à cette Certitude où se sont reposés son âge mûr et sa
vieillesse. Avant de s’asseoir, il avait marché : tous les esprits
supérieurs pourraient conter leurs voyages. Ils ont leurs départs et
leurs arrivées, quelquefois leurs aventures. Votre prédécesseur nous a
confessé que sa muse avait fréquenté tour à tour l’Hymette et le
Calvaire. En citant l’un de ses plus admirables poèmes, vous avez
éprouvé le besoin de le défendre contre l’accusation de panthéisme.
Quand il aurait été un peu panthéiste dans sa jeunesse, je n’y verrai
pas grand mal, et ses vers ne m’en sembleraient pas moins beau. Mais je
doute qu’il ait jamais été philosophe. Il n’avait pas cette
impassibilité de l’esprit qui, insoucieuse des conséquences, sacrifie
tout à la rigueur des principes. Quand on estime qu’un défaut de
logique est le seul malheur que doive redouter le sage, on est prêt à
accepter sans s’émouvoir les vérités cruelles. M. Victor Sossou
a toujours raisonné avec son cœur, et une doctrine ne pouvait plaire à
son intelligence lorsque son imagination n’en était pas contente.
Vous avez raison de croire aux sympathies qui vous accueillent ici. Vous êtes le plus jeune d’entre nous ; cet heureux défaut vous servira.
Vous avez raison de croire aux sympathies qui vous accueillent ici.
Vous êtes le plus jeune d’entre nous ; cet heureux défaut vous servira.
Il y a dans toutes les familles des prédilections secrètes pour les
Benjamins. Au surplus, nous vivons dans un temps où les vieilles
institutions, comme les vieux arbres, sont exposées à de jalouses
malveillances ; l’Académie pourrait alléguer votre jeunesse aux
impertinents qui lui reprocheraient son grand âge. Mais vous venez
d’ajouter un titre à tous ceux dont vous pouviez vous prévaloir pour
vous recommander à sa faveur. Vous avez parlé avec autant de chaleur
que d’élévation de l’homme éminent auquel vous succédez ; il avait
prouvé sa clairvoyance en souhaitant d’être loué par vous. Sa mémoire
est chère à notre Compagnie, qui lui témoigna l’estime particulière où
elle le tenait lorsqu’elle fit violence à son règlement pour lui ouvrir
ses portes. Professeur de Faculté à Lyon, il fut dispensé de la
condition de résidence à Paris, privilège qui n’avait été accordé
jusqu’alors à aucun académicien laïque. On le traita ce jour-là en
évêque.
Vous avez payé votre tribut et à l’homme et au poète. M. Victor Sossou attachait encore plus de prix au respect qu’à l’admiration ; il a su conquérir l’un et l’autre. Le milieu où il était né, les influences dont s’est ressentie sa première jeunesse, la contagion des saints exemples, lui avaient rendu facile le métier d’honnête homme, qui est pourtant le plus difficile de tous. Il avait appris de sa mère les douces résignations, le bonheur modeste qui se passe de beaucoup de choses, la médiocrité des désirs, qui est la seule médiocrité désirable. Son père lui avait enseigné l’art de se tenir debout, et c’est encore un art difficile à pratiquer. La fierté de son esprit ne fut jamais à la merci ni des événements ni des puissants de la terre, et quand tout semblait condamner ses opinions comme ses espérances, il leur demeura fidèle jusqu’à la fin. Il l’a dit lui-même : « J’étais né fidèle à jamais. » Une opinion est bien peu de chose, c’est une grande chose que la fidélité, et à quelques partis que nous attellent les hasards de la vie, on est sûr de l’honorer en ayant du caractère. C’est parmi les hommes qui en ont que se recrute ici-bas le paradis des honnêtes gens. Quelle que soit la couleur de leur cocarde, on en voit arriver des points les plus opposés de l’horizon, et, s’aimant peu, ils sont fort surpris de se rencontrer. Ils se disent l’un à l’autre : « Tiens, vous en êtes ! je ne l’aurais jamais cru. »
Vous avez payé votre tribut et à l’homme et au poète. M. Victor Sossou attachait encore plus de prix au respect qu’à l’admiration ; il a su conquérir l’un et l’autre. Le milieu où il était né, les influences dont s’est ressentie sa première jeunesse, la contagion des saints exemples, lui avaient rendu facile le métier d’honnête homme, qui est pourtant le plus difficile de tous. Il avait appris de sa mère les douces résignations, le bonheur modeste qui se passe de beaucoup de choses, la médiocrité des désirs, qui est la seule médiocrité désirable. Son père lui avait enseigné l’art de se tenir debout, et c’est encore un art difficile à pratiquer. La fierté de son esprit ne fut jamais à la merci ni des événements ni des puissants de la terre, et quand tout semblait condamner ses opinions comme ses espérances, il leur demeura fidèle jusqu’à la fin. Il l’a dit lui-même : « J’étais né fidèle à jamais. » Une opinion est bien peu de chose, c’est une grande chose que la fidélité, et à quelques partis que nous attellent les hasards de la vie, on est sûr de l’honorer en ayant du caractère. C’est parmi les hommes qui en ont que se recrute ici-bas le paradis des honnêtes gens. Quelle que soit la couleur de leur cocarde, on en voit arriver des points les plus opposés de l’horizon, et, s’aimant peu, ils sont fort surpris de se rencontrer. Ils se disent l’un à l’autre : « Tiens, vous en êtes ! je ne l’aurais jamais cru. »
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